Выбрать главу

— Vous en avez trois. Le troisième, la corneille vous l’a donné, mais vous refusez de l’ouvrir. » Il parlait d’une voix douce et nonchalante. « Avec deux yeux, vous voyez mon visage. Avec trois, vous verriez mon cœur. Avec deux, vous voyez sans peine ce chêne-là. Avec trois, vous verriez sans peine et le gland dont il est issu et la souche qu’il deviendra tôt ou tard. Avec deux, vous ne voyez pas plus loin que vos murs. Avec trois, vous verriez au sud jusqu’à la mer d’Eté et au nord par-delà le Mur. »

Eté se leva.

« Je n’ai que faire de voir si loin. » Il eut un petit sourire crispé. « Assez parlé de corneilles. Parlons de loups. Ou de lézards-lions. Vous en avez déjà chassé, Meera ? Nous n’en avons pas, par ici. »

Elle repêcha son trident parmi les fourrés. « Ils vivent dans l’eau. Dans les ruisseaux lents, les bas-fonds stagnants… »

Son frère la coupa. « Vous avez rêvé d’un lézard-lion ?

— Non, dit Bran, mais, je vous le répète, je ne tiens pas…

— Et d’un loup ? »

Il finissait par l’exaspérer. « Je n’ai pas à vous conter mes rêves. Je suis le prince. Je suis le Stark de Winterfell.

— S’agissait-il d’Eté ?

— Fermez-la, vous.

— La nuit de la fête, vous avez bien rêvé que vous étiez Eté, dans le bois sacré, n’est-ce pas ?

— Assez ! » glapit Bran. Les crocs dénudés, Eté se faufila vers le barral.

Jojen Reed ne s’en soucia pas. « Quand j’ai touché Eté, c’est votre présence en lui que j’ai sentie. Exactement comme à présent.

— Cela ne se peut. J’étais couché. Je dormais.

— Vous vous trouviez dans le bois sacré. Tout en gris.

— Ce n’était qu’un cauchemar… »

Jojen se leva. « Je vous ai senti. Je vous ai senti tomber. C’est cela qui vous terrifie, la chute ? »

La chute, songea Bran, et l’homme doré, le frère de la reine, il me terrifie, lui aussi, mais surtout la chute. Il n’en souffla mot, néanmoins. Comment l’aurait-il pu ? Il n’y était pas parvenu avec ser Rodrik ou mestre Luwin, il n’y parviendrait pas davantage avec les Reed. S’il s’en taisait, peut-être finirait-il par oublier ? Jamais il n’avait souhaité se souvenir. Peut-être même s’agissait-il là d’un souvenir trompeur.

« Vous tombez chaque nuit, Bran ? » reprit paisiblement Jojen.

Un grondement sourd, et qui n’avait rien de joueur, roula dans la gorge d’Eté. Qui s’avança, toutes dents dehors, l’œil ardent. Trident au poing, Meera s’interposa entre son frère et lui. « Faites-le reculer, Bran.

— C’est Jojen qui le rend hargneux. »

Elle secoua son filet.

« C’est votre propre hargne, Bran, repartit le frère. Votre peur.

— Nullement. Je ne suis pas un loup. » Il n’en avait pas moins hurlé avec eux, la nuit, et tâté du sang, dans ses rêves de loup.

« Une part de vous est Eté, une part d’Eté vous, et vous le savez, Bran. »

A ces mots, le loup se rua sur Jojen, mais Meera le bloqua en le piquant du bout de son trident. Il se mit alors à louvoyer de côté, d’un trot souple, en traçant des cercles, et Meera à tourner pour lui faire face. « Rappelez-le, Bran.

— Eté ! hurla-t-il, ici, Eté ! » Il se claqua la cuisse et s’y meurtrit la paume, mais sa jambe morte ne sentit rien.

Or, le loup-garou se précipita de nouveau, et de nouveau jaillit le trident de Meera. Il se jeta de côté et reprenait ses cercles quand, à l’arrière du barral, les fourrés s’ouvrirent en frémissant sur une mince silhouette noire qui s’approcha à pas feutrés. La puissante odeur de fureur que dégageait son frère avait attiré Broussaille. Bran sentit se dresser les cheveux de sa nuque. Un loup de chaque côté, Meera se campa auprès de Jojen. « Détournez-les, Bran.

— Mais je ne peux pas !

— Dans l’arbre, Jojen.

— Pas besoin. Je ne mourrai pas aujourd’hui.

— Obéis ! » s’emporta-t-elle, et il se mit à grimper, utilisant la face du barral pour assurer ses prises. Les loups-garous resserraient cependant l’étau. Meera lâcha trident et filet pour agripper, d’un bond, la branche qui la surplombait, ne soustrayant que d’extrême justesse sa cheville aux mâchoires de Broussaille quand, d’un coup de reins, elle y opéra son rétablissement. Assis sur son arrière-train, Eté se mit à hurler, pendant que Broussaille tourmentait le filet en le secouant entre ses dents.

C’est alors seulement que Bran recouvra suffisamment de présence d’esprit pour appeler à l’aide. « Hodor ! s’époumona-t-il, les mains en porte-voix, Hodor ! Hodor ! » Aux affres de l’angoisse se mêlait quelque peu de honte. « Ils ne toucheront pas Hodor », affirma-t-il à ses amis.

Précédé d’un fredonnement monocorde, Hodor ne tarda guère à surgir, demi-nu, certes, et maculé de tourbe, mais jamais sa vue n’avait si fort réjoui Bran. « Aide-moi, Hodor. Chasse les loups d’ici. Chasse-les. »

Sans se faire autrement prier, Hodor se mit à mouliner des bras, trépigner sur ses pieds énormes, vociférer d’enthousiasme : « Hodor ! Hodor ! » et à foncer tantôt sur un loup, tantôt sur l’autre. Broussaille fut le premier à battre en retraite, à reculons, dans les buissons, non sans un dernier grondement. Eté, quant à lui, finit par se lasser du manège et retourna se coucher près de Bran.

C’était eux, pas moi. D’où leur était venue pareille sauvagerie, voilà qui le stupéfiait. Peut-être mestre Luwin avait-il raison de les renfermer dans le bois sacré. « Porte-moi chez le mestre, Hodor. » L’appartement de la tourelle, sous la roukerie, faisait partie de ses lieux de prédilection. Malgré son écœurante saleté, le fouillis de bouquins, de grimoires et de fioles lui était aussi réconfortant et familier que la calvitie de Luwin, ses battements de manches et l’ampleur de ses robes grises. Et il aimait bien les corbeaux, aussi.

Juché sur un grand tabouret, le mestre était en train d’écrire. En l’absence de ser Rodrik, il devait assumer l’accablante gestion du château. « Vous venez bien tôt, mon prince, dit-il lorsqu’entra Hodor, prendre vos leçons, aujourd’hui. » Il consacrait, l’après-midi, plusieurs heures à l’éducation de Bran, de Rickon et des deux Walder.

« Ne bouge plus, Hodor. » A deux mains, Bran saisit une applique fichée dans le mur pour s’extirper de sa hotte et attendit un moment, ballant sur le vide à bout de bras, qu’Hodor le décrochât pour l’installer dans un fauteuil. « Meera prétend que son frère possède un don de vervue. »

Avec sa plume, le mestre se gratta une aile du nez. « Ah bon ? »

Bran opina du chef. « Vous m’avez dit, je me rappelle, que les enfants de la forêt possédaient ce don.

— Certains s’en flattaient. On appelait les plus remarquables vervoyants.

— S’agissait-il de magie ?

— Si tu veux, mais faute de terme plus adéquat. Par essence, il s’agissait plutôt d’un mode de connaissance particulier.

— En quoi consistait-il ? »

Luwin reposa sa plume. « Nul ne sait au juste, Bran. Les enfants de la forêt ont quitté ce monde, et leur science les a suivis. Nous la supposons en corrélation avec la face des arbres-cœurs. Les Premiers Hommes croyaient les vervoyants capables de voir par les yeux des barrals. Voilà pourquoi ils abattaient systématiquement ceux-ci lorsqu’ils guerroyaient contre les enfants. Les vervoyants étaient également censés détenir un pouvoir sur les oiseaux des arbres et les fauves des bois. Même sur les poissons. Est-ce que le petit Reed s’en attribue de tels ?