— Dis à ma sœur que tu te fais fort, à la longue, de le détourner de moi. Ça devrait la satisfaire un moment.
— Soit. » Lancel acheva son vin.
« Une dernière chose. Maintenant que Robert est mort, il serait on ne peut plus embarrassant que son inconsolable veuve se retrouvât grosse, tout soudain.
— C’est que je…, messire, nous…, la reine m’interdit de… » Ses oreilles arboraient l’écarlate Lannister. « Je répands ma semence sur son ventre, messire.
— Un ventre adorable, j’en suis convaincu. Humecte-le aussi souvent que tu le désires…, mais prends bien garde que ta rosée tombe nulle part ailleurs. Je ne veux pas davantage de neveux, c’est clair ? »
Une brève révérence, et ser Lancel se retira.
Tyrion s’accorda un moment pour s’apitoyer. Un sot de plus, et doublé d’un pusillanime. Mais il ne mérite pas le bien que nous lui faisons, Cersei et moi. Une bénédiction, que l’oncle Kevan eût deux autres fils. Celui-ci avait peu de chances de passer l’année. Cersei le ferait tuer sur-le-champ, si elle apprenait qu’il la trahissait, et si quelque faveur divine le préservait de cet accident, ce ne serait que partie remise, le sursis prendrait fin dès le retour de Jaime à Port-Réal. La seule question pendante étant de savoir si Lancel périrait victime de la jalouse rage de son beau cousin ou des précautions que prendrait sa belle cousine pour empêcher la découverte du pot-aux-roses par celui-ci. Tyrion misait sur Cersei.
Il le savait pertinemment, barbouillé comme il l’était, retrouver le sommeil lui serait impossible. Ici, du moins. Il alla sur le palier secouer Podrick qui roupillait dans un fauteuil. « Appelle-moi Bronn, puis galope aux écuries me faire seller deux chevaux. »
L’écuyer écarquilla des yeux tout embrumés. « Chevaux.
— De grosses bêtes brunes et qui aiment les pommes, tu en as déjà vu, je suis sûr. Quatre pattes, une queue. Mais Bronn d’abord. »
Le reître apparut bientôt. « Qui vous a pissé dans la soupe ?. demanda-t-il.
— Cersei, pour changer. Je devrais être fait au goût, à force, mais n’importe. Ma noble sœur semble me prendre pour Ned Stark.
— Il était plus grand, paraît-il.
— Pas après que Joffrey lui eut tranché la tête. Tu aurais dû t’habiller plus chaudement, la nuit est frisquette.
— Allons-nous quelque part ?
— Tous les reîtres sont-ils aussi futés que toi ? »
Les rues de la ville étaient dangereuses, mais la présence de Bronn à ses côtés suffisait à le rassurer. Après que les gardes leur eurent ouvert une poterne du mur nord, ils descendirent l’allée Sombrenoir jusqu’au pied de la colline d’Aegon puis défilèrent entre les innombrables volets clos de la rue Pourcière et ses hautes maisons de pierre et de bois tellement inclinées que leurs étages supérieurs manquaient se bécoter. Jouant à cache-cache parmi les cheminées, la lune avait l’air de les talonner. Ils ne croisèrent âme qui vive, hormis une vieille sorcière qui charriait un chat mort par la queue. Elle leur jeta un regard où se lisait la peur qu’on ne lui vole son dîner puis, sans un mot, s’évanouit dans les ténèbres.
Les réflexions de Tyrion dérivèrent vers ses prédécesseurs et leur incapacité flagrante à mettre en échec les finasseries de sa sœur. Comment diable l’auraient-ils pu ? Des hommes de cet acabit…, trop probes pour vivre, trop nobles pour chier, des idiots pareils, Cersei en dévore à son déjeuner, chaque matin. La seule manière de la déconfire est d’entrer dans son jeu à elle, et c’est précisément à quoi ces bons lords Arryn et Stark n’auraient point consenti. Rien d’étonnant qu’ils fussent morts tous deux, tandis que Tyrion Lannister ne s’était jamais senti si vivant. Ses pattes torses pouvaient bien le rendre burlesque à un bal des moissons, ce rigodon-là n’avait pas d’arcanes pour lui.
En dépit de l’heure, le bordel était comble. Chataya les accueillit avec bonne grâce et les escorta au salon. Bronn monta avec une fille de Dorne à l’œil noir, mais Alalaya n’était pas disponible. « Elle sera si contente de votre visite, commenta la mère. Je vais vous faire apprêter la chambre de l’échauguette. En attendant, messire prendrait-il une coupe de vin ?
— Volontiers. »
Comparé aux crus de La Treille que servait d’ordinaire l’établissement, c’était une piètre bibine. « Veuillez nous pardonner, messire, plaida Chataya. Même à prix d’or, je n’arrive plus à me procurer de bon vin.
— Tu n’es pas la seule dans ce cas, je crains. »
Après quelques déplorations conjointes sur les circonstances, elle s’excusa de l’abandonner. Beau brin de femme, songea-t-il en la regardant s’éclipser. Il avait rarement vu tant d’élégance et de dignité à une putain. Mais elle se considérait plutôt, à la vérité, comme une sorte de prêtresse. Là gît peut-être le secret. Moins importe ce que nous faisons que notre raison de le faire. Il puisa dans cette idée une espèce de réconfort.
Certains des clients l’observaient de biais. La dernière fois qu’il s’était aventuré dehors, un type lui avait craché dessus…, enfin, avait essayé. Son crachat ayant atteint Bronn, il lui faudrait désormais cracher sans ses dents.
« Est-ce que messire se sent le cœur en écharpe ? » Almée se glissa sur ses genoux et lui mordilla l’oreille. « Je saurais l’en guérir, moi… »
Avec un sourire, il secoua la tête. « Les mots sont impuissants à dire ta beauté, ma douce, mais je me suis amouraché des remèdes d’Alalaya.
— Vous n’avez pas tâté des miens. Le choix de messire se porte toujours sur Yaya. Elle est bonne, mais je suis meilleure, vous ne voulez pas essayer ?
— La prochaine fois, peut-être. » Il ne contestait pas qu’avec sa chair potelée, son petit nez camus, ses taches de rousseur et la crinière rouge qui lui cascadait plus bas que la taille Almée ne lui un friand morceau, mais il avait Shae, Shae qui l’attendait chez elle.
Avec des gloussements, Almée lui posa la main entre les cuisses et entreprit de le palper à travers ses braies. « Lui n’a pas envie, je crois, d’attendre la prochaine fois, déclara-t-elle. Il ne demande qu’à mettre le nez dehors pour compter mes taches de rousseur, je crois.
— Almée ? » Impassible et sombre dans des vapeurs de soieries vertes, Alalaya se dressait sur le seuil. « C’est moi qu’est venue voir Sa Seigneurie. »
Tyrion se désenlaça gentiment de la fille et se leva. Elle ne s’en rebuta pas pour autant. « La prochaine fois », lui rappela-t-elle. Elle se fourra un doigt dans la bouche et le suçota.
Tout en lui faisant grimper l’escalier, la belle d’ambre soupira : « Pauvre Almée… Elle a quinze jours pour amener messire à la choisir. Sans quoi, ses perles noires appartiennent à Marei. »
Il avait aperçu cette Marei une fois ou deux. Pâle et délicate, elle avait des yeux verts, un teint de porcelaine et de longs cheveux raides couleur d’argent. Fort jolie, mais d’un sérieux… « Je serais navré que cette petite perde ses perles par ma faute.
— Alors, faites-la monter, la prochaine fois ?
— Je pourrais, oui. »
Elle sourit. « J’en doute, messire. »
Elle a raison, se dit-il, je n’en ferai rien. Shae peut bien n’être qu’une putain, je lui suis fidèle à ma façon.
Comme il ouvrait la porte de l’armoire, dans la chambre de l’échauguette, une curiosité le prit. « Que fais-tu pendant mon absence ? »
Elle leva les bras, s’étira, voluptueuse comme un chat noir. « Sommeil… Je suis bien moins fourbue depuis que vous nous honorez de vos visites, messire. Et comme Marei est en train de nous apprendre à lire, peut-être serai-je bientôt à même de prendre un livre pour passer le temps.