Weese utilisait Arya pour porter des messages, aller chercher les plats, tirer de l’eau, servir à table, de-ci de-là, dans la salle des Garnisaires qui, juste au-dessus de l’armurerie, servait de réfectoire aux hommes d’armes, mais le ménage était sa principale besogne. Entrepôts et greniers occupaient le rez-de-chaussée de la tour Plaintive ; le premier et le deuxième étages abritaient une partie de la garnison ; mais les niveaux supérieurs, à l’abandon depuis quatre-vingts ans, devaient, sur ordre exprès de lord Tywin, recouvrer leur destination première d’habitation. Il fallait en récurer les sols, en décrasser les fenêtres et déblayer les sièges brisés, les literies gâtées qui les encombraient. Au dernier étage pullulaient les énormes chauves-souris que la maison Whent avait adoptées pour armoiries, les caves n’étaient pas moins infestées de rats… et de fantômes, chuchotaient certains – les fantômes d’Harren le Noir et de ses fils.
Absurde, aux yeux d’Arya. Puisqu’Harren et ses fils avaient péri dans la tour Bûcher-du-Roi, son nom l’indiquait assez, pourquoi auraient-ils traversé la cour ? afin de la tourmenter, elle ? La tour Plaintive ne gémissait que par vent du nord, et ses prétendus gémissements s’expliquaient le plus simplement du monde : l’air s’insinuait par toutes les fissures ouvertes dans la pierre par le brasier. S’il y avait vraiment des fantômes à Harrenhal, ils lui fichaient une paix royale. C’est des vivants qu’elle avait peur, de Weese et de ser Gregor Clegane et de lord Tywin Lannister lui-même, dont les appartements se trouvaient dans la tour Bûcher-du-Roi, laquelle demeurait la plus haute et la plus puissante, toute déjetée qu’elle était, sous la masse de pierres carbonisées qui lui donnait l’air d’une colossale chandelle noire à demi fondue.
Que ferait-il, lord Tywin, se demandait-elle, si elle l’abordait en déclarant : « Je suis Arya Stark » ? Une vue de l’esprit. Jamais elle ne pourrait suffisamment s’approcher de sa personne pour lui adresser la parole. Et le ferait-elle que, de toute manière, il ne la croirait pas. Et Weese, ensuite, la battrait au sang.
Dans son genre de petit jars, Weese l’épouvantait presque autant que ser Gregor. Si Clegane écrasait les hommes comme des mouches, du moins semblait-il ignorer, la plupart du temps, la présence de la mouche. Weese, lui, savait toujours que vous étiez là, ce que vous étiez en train de faire et, parfois, ce que vous étiez en train de penser. Une imperceptible provocation ? il cognait, et il avait un chien presque aussi malfaisant que lui, une vilaine femelle tachetée qui répandait une puanteur véritablement sans exemple. Il la lança un jour, sous les yeux d’Arya, contre un préposé aux latrines qu’il avait pris en grippe et s’esbaudit fort du morceau de mollet qu’elle déchiquetait.
Il ne lui fallut que trois jours pour conquérir la place d’honneur dans les prières nocturnes d’Arya. « Weese, marmonnait-elle pour débuter. Dunsen, Chiswyck, Polliver, Raff Tout-miel. Titilleur et le Limier. Ser Gregor, ser Amory, ser Ilyn, ser Meryn, le roi Joffrey, la reine Cersei. » Si d’aventure elle en oubliait ne fût-ce qu’un seul, comment le retrouverait-elle pour le tuer ?
Alors que, sur la route, elle s’était fait l’effet d’un mouton, c’est en souris que la métamorphosa Harrenhal. Sa chemise de laine rugueuse la rendait aussi grise qu’une souris et, déguerpissant telle une souris de la voie des puissants, elle ne pratiquait que les trous noirs, crevasses et lézardes du château.
La pensée lui venait parfois qu’ils étaient tous des souris, tous, entre ces murailles épaisses, tous, chevaliers et grands seigneurs inclus. Les dimensions de la forteresse faisaient paraître tout petit Gregor Clegane lui-même. Elle couvrait trois fois plus de terrain que Winterfell, et ses édifices étaient tellement plus importants qu’à peine souffraient-ils la comparaison. Dans ses écuries logeaient un millier de chevaux, son bois sacré s’étendait sur vingt arpents, ses cuisines étaient aussi vastes que la grande salle de Winterfell, et sa grande salle, pompeusement nommée « salle aux Cent Cheminées », bien qu’elle n’en comportât que trente et quelque (Arya s’était essayée deux fois à les compter, mais elle en avait dénombré trente-trois, la première, et trente-cinq, la seconde), était un antre si colossal que lord Tywin y aurait pu festoyer l’ensemble de ses troupes, si la fantaisie l’en eût pris. Murs, portes, escaliers, pièces, tout était d’une échelle si inhumaine qu’Harrenhal évoquait forcément les contes de Vieille Nan consacrés aux géants vivant au-delà du Mur.
Du reste, comme seigneurs et dames ne remarquent jamais les souriceaux gris qui trottinent à leurs pieds, Arya n’avait, tout en vaquant à ses obligations, qu’à ouvrir grandes ses oreilles pour surprendre toutes sortes de secrets. La jolie Pia, de l’office, était une gueuse qui frayait sa route auprès de chaque chevalier du château. La femme du geôlier attendait un enfant dont le véritable père était soit ser Alyn Gerblance soit un chanteur surnommé Wat Blancherisette. A table, lord Lefford se gaussait des spectres, mais une chandelle brûlait en permanence A son chevet. Jodge, l’écuyer de ser Dunaver, était incontinent, la nuit. Par mépris pour lui, les cuistots crachaient dans tout ce que mangeait ser Harys Swyft. D’après ce que confiait à son frère une servante de mestre Tothmure, certain message annonçait que Joffrey n’était qu’un bâtard et en aucun cas le roi légitime. « Lord Tywin lui a ordonné de brûler la lettre et de ne jainais reparler de cette infamie », chuchota-t-elle.
Les frères du roi Robert, Stannis et Renly, étaient entrés en guerre à leur tour. « Deux rois de plus, ça fait, lâcha Weese. Le royaume a plus de rois, maintenant, qu’un château de rats. » Les soldats Lannister eux-mêmes se demandaient combien de temps Joffrey conserverait le trône de Fer. « Le gosse a pas d’armée, rien que ses manteaux d’or, et il est sous la coupe d’un coupé, d’un nabot et d’une bonne femme, grommelait entre autres tel damoiseau passablement éméché. Ferait du joli, des machins pareils, sur un champ de bataille, non ? » Béric Dondarrion défrayait toujours la chronique. En prétendant un jour que les Pitres sanglants l’avaient eu, un archer gras à lard n’obtint qu’un succès de rires. « Lorch l’avait déjà tué une fois, aux Cataractes, et la Montagne deux autres fois. Un cerf d’argent que l’est pas, mort, cette fois aussi. »
Quinze jours s’écoulèrent avant que la compagnie la plus extravagante qu’elle eût jamais vue ne vînt l’édifier sur ce qu’étaient les « Pitres sanglants ». Sous la bique noire à cornes dorées qui blasonnait leur étendard chevauchaient des hommes de cuivre aux tresses chargées de sonnailles ; des lanciers aux montures zébrées de noir et de blanc ; des arbalétriers aux joues fardées ; des magots velus à boucliers hirsutes ; des moricauds en manteaux de plumes ; un bout de bouffon bariolé de rose et de vert ; des spadassins de fantaisie dont la barbe fourchue était teinte en argent, vert, violet ; des piques aux visages couturés de cicatrices peintes ; un gringalet en robe de septon ; un paterne en gris mestre, et un souffreteux dont la cape de cuir était frangée de longs cheveux blonds.
A leur tête se trouvait un type sec comme une trique et dégingandé dont la noire barbe graisseuse issue de son menton pointu et descendant presque à la taille achevait d’allonger la longue figure émaciée. Noir et d’acier, le heaume appendu au pommeau de sa selle affectait l’aspect d’une tête de chèvre. Une chaîne qui juxtaposait des pièces de toutes tailles, toutes formes et tous métaux lui parait le col, et il montait l’un de ces étranges chevaux noir et blanc.
« Cette clique-là, t’y frotte pas, Belette », maugréa Weese en la voyant écarquillée. Deux de ses compagnons de beuverie – des hommes d’armes appartenant à lord Lefford – se trouvaient par là.