Ainsi construisit-il successivement cinq châteaux, chacun plus vaste et plus formidable que le précédent, mais il les vit tour à tour s’effondrer sous les hurlements des bises rageuses qui, dans la baie des Naufrageurs, poussaient devant elles des remparts liquides. Vainement, ses vassaux lui conseillèrent de bâtir à l’intérieur des terres ; vainement, ses prêtres l’avisèrent qu’il n’apaiserait les dieux qu’en rendant Elenei à la mer ; vainement, ses sujets eux-mêmes le conjurèrent de s’incliner. Il éleva un septième château, plus massif que nul autre et auquel, disaient certains, contribuèrent les enfants de la forêt par la taille magique des pierres ; c’est, selon d’autres, un petit garçon – le futur Bran le Bâtisseur – qui lui indiqua comment procéder. Pour diverger sur ce point, les contes du moins s’accordaient quant au résultat : la fureur divine eut beau découpler sur lui tempête après tempête, le septième château la défia si victorieusement qu’Elenei et Durran Dieux-deuil y vécurent en paix jusqu’à leur dernier souffle.
Les dieux n’ayant cependant garde d’oublier, les vents mauvais continuaient à soulever les houles du détroit. Mais, pareil à nul autre, Accalmie leur tenait tête, siècle après siècle et depuis des dizaines de siècles. Haut de cent pieds, son mur extérieur, que ne perçait archère ni poterne, était d’une rotondité parfaitement lisse ; ajustées avec une adresse inouïe, ses pierres n’offraient nulle part ouverture ni angle ni faille par où pût s’infiltrer le moindre soupçon de brise. Il passait pour avoir quarante pieds d’épaisseur du côté des terres et, face aux flots, grâce à une double paroi comblée de sable et de gravier, près de quatre-vingts. A l’intérieur de ce prodigieux appareil, les cours, les cuisines et les écuries se trouvaient à l’abri des rafales comme des vagues. En fait de tours, il n’y en avait qu’une, en forme de tambour, aveugle vers la baie mais assez colossale pour renfermer tout à la fois les greniers, les casernements, la salle des fêtes et la demeure seigneuriale. Les énormes parapets crénelés qui la couronnaient lui conféraient, de loin, l’aspect menaçant d’un poing barbelé de piques en bout de bras.
« Dame ? » Hal Mollen la tira de ses réflexions pour lui signaler deux cavaliers qui, se détachant du joujou de camp bien aligné sous le château, venaient vers eux d’un pas circonspect. « Ce sera le roi Stannis.
— Evidemment. » Elle les examina. Ce doit être Stannis et, pourtant, ce n’est pas la bannière Baratheon. Si éclatant qu’il fut, son jaune n’avait rien des ors adoptés par Renly, et rouge était l’emblème encore indiscernable qu’elle arborait.
Renly comptait arriver le dernier. Il l’en avait prévenue lorsqu’elle était partie, il ne se mettrait en selle qu’une fois son frère suffisamment avancé. Le premier devrait attendre l’autre, et il ne voulait pas attendre, lui. C’est à une sorte de jeu que se jouent les rois, se dit-elle. Eh bien, le fait qu’elle n’était pas roi la dispensait de ce jeu-là. Quant à attendre, elle en avait une longue longue habitude.
L’approche de Stannis lui permit de voir qu’il portait une couronne d’or rouge aux fleurons en forme de flammes. Des topazes et des grenats émaillaient sa ceinture, et un gros rubis carré brillait sur la garde de son épée. A cela près, sa mise était des plus simple : justaucorps de cuir clouté, doublet de piqué, bottes usagées, braies de bure brune. Le champ jaune soleil de sa bannière était frappé d’un cœur sanglant nimbé de flamboiements orange. Le cerf couronné figurait bien là, oui…, mais ratatiné au centre du cœur. Encore plus bizarre était si possible le porte-enseigne – une femme, entièrement vêtue de rouges divers, et la face perdue dans le capuchon d’un vaste manteau pourpre. Une prêtresse rouge…, se dit-elle, abasourdie. Puissante et forte de nombreux adeptes dans les cités libres et au fin fond de l’Orient, la secte n’avait guère essaimé dans les Sept Couronnes.
« Lady Stark », la salua froidement Stannis Baratheon en tirant sur les rênes. Et il s’inclina, plus chauve qu’elle ne le voyait dans ses souvenirs.
« Lord Stannis », lui retourna-t-elle.
Sous la barbe taillée court se crispa durement la lourde mâchoire, mais il s’abstint des bisbilles de titres, et elle lui en sut gré. « Je ne m’attendais pas à vous voir à Accalmie.
— Je ne m’attendais pas davantage à y venir. »
La façon dont ses yeux profondément enfoncés la scrutaient la mettait mal à l’aise. Pas homme à sacrifier aux convenances de la politesse. « Je déplore la mort de lord Stark, dit-il, bien qu’il ne fut pas de mes amis.
— Ni de vos ennemis, messire. Quand les lords Tyrell et Redwyne vous bloquaient mourant de faim dans ce château, c’est Eddard Stark qui rompit le siège.
— Sur les ordres de mon frère, et non par amour pour moi, riposta-t-il. Lord Eddard accomplit là son devoir, je ne vais pas le contester. Fis-je moins ? C’est moi qui aurais dû être la Main de Robert.
— Telle fut la volonté de votre frère. En dépit de Ned qui n’ambitionnait rien de tel.
— Il n’en accepta pas moins. Quand ces fonctions auraient dû m’échoir. Toutefois, je vous en donne ma parole, vous obtiendrez justice pour son meurtre. »
Adorent-ils vous promettre des têtes, ces hommes qui briguent la royauté… ! « Votre frère m’en a donné la sienne également. Mais, à parler franc, je préférerais ravoir mes filles et, pour la justice, m’en remettre aux dieux. Ma Sansa se trouve encore aux mains de Cersei, et je n’ai pas eu la moindre nouvelle d’Arya depuis la disparition de Robert.
— Si l’on découvre vos enfants, lorsque je prendrai Port-Réal, elles vous seront renvoyées. » Mortes ou vives, insinuait le ton.
« Et quand cela arrivera-t-il, lord Stannis ? Port-Réal n’est guère éloigné de Peyredragon, mais c’est ici que je vous découvre.
— Puisque vous vous montrez franche, lady Stark, fort bien, je vous parlerai franchement. Pour m’emparer de la cité, les forces de ces seigneurs du Sud que j’aperçois là-bas, dans la campagne, me sont indispensables. Mon frère les a. Il me faut les lui enlever.
— Chacun porte son allégeance où il veut, messire. Ces seigneurs du Sud ont juré fidélité à Robert et à la maison Baratheon. Si vous et votre frère omettiez vos différends…
— S’il se conduisait comme il sied, Renly et moi n’aurions point de différends. Je suis son aîné et son roi. Je réclame uniquement ce qui m’appartient de droit. Renly me doit obéissance et loyauté. J’entends obtenir cela. De lui comme des seigneurs susdits. » Il la dévisagea. « Et vous, madame, quel motif vous amène en ces parages ? Me faut-il inférer de votre présence que la maison Stark a tiré au sort en faveur de Renly ? »
Celui-là ne cédera jamais, se dit-elle, mais sans se laisser ébranler pour autant. Trop d’intérêts étaient en jeu. « Mon fils règne en qualité de roi du Nord, par la volonté de nos seigneurs et de nos peuples. Il ne ploie le genou devant personne, mais il tend à tous la main de l’amitié.
— Les rois n’ont pas d’amis, rétorqua sèchement Stannis, seulement des sujets et des ennemis.
— Et des frères », lança gaiement une voix derrière elle. Un regard par-dessus l’épaule lui révéla Renly, dont le palefroi posait un à un ses sabots parmi souches et troncs abattus. Etourdissant dans un doublet de velours vert et un manteau de satin soutaché de petit-gris, ses longues boucles noires cascadant de sous la couronne de roses d’or au chef frontal de cerf en jade, il portait au col une chaîne d’or et d’émeraudes, et des éclats de diamants noirs enrichissaient son ceinturon.