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La tête lui tournait, le septuaire valsait autour d’elle. Les ombres dérivaient, tanguaient, des bêtes furtives galopaient sur la blancheur craquelée des murs. Pas mangé de la journée, voilà. Ce n’était pas très raisonnable. Elle tenta de se persuader que le temps lui avait manqué, mais la vérité, c’est que, dans un monde sans Ned, les mets n’avaient plus aucune saveur. Quand ils lui ont tranché la tête, ils m’ont tuée aussi.

Un crachotement de la torche, derrière, et c’est soudain sa sœur qu’elle vit sur le mur, sa sœur avec un regard plus dur que dans ses souvenirs, non pas son regard mais celui de Cersei. Cersei est mère, elle aussi. Ses enfants, peu importe qui les engendra. Elle les a sentis ruer en son propre sein, les a mis au monde avec sa propre douleur et son propre sang, les a nourris de son propre lait. S’ils sont vraiment de Jaime…

« Cersei vous prie-t-elle également, Dame ? » demanda-t-elle à la Mère. Désormais se détachaient sur le mur les traits orgueilleux, glacés, ravissants de la reine Lannister. La fissure était toujours là ; Cersei elle-même se montrait capable de pleurer pour ses enfants. « Chacun des Sept incarne la totalité des Sept », enseignait septon Osmynd. La beauté irradiait autant de l’Aïeule que de la Jouvencelle, et la Mère pouvait déployer plus de férocité que le Guerrier, dès lors qu’un danger menaçait ses enfants. Oui…

Elle avait suffisamment percé à jour Robert Baratheon, à Winterfell, pour deviner qu’il n’appréciait guère Joffrey. La preuve faite que celui-ci n’était que le fils de Jaime, il l’eût mis à mort, tout comme la mère, et sans susciter beaucoup de réprobations. Si l’adultère et les bâtards n’avaient rien que d’assez banal, l’inceste était un monstrueux péché vis-à-vis des dieux anciens et nouveaux, et les fruits issus d’une pareille vilenie se voyaient également abominer dans le septuaire et le bois sacré. Certes, les Targaryens avaient volontiers pratiqué les mariages entre frères et sœurs, mais cette coutume coulait dans leurs veines avec le sang de l’antique Valyria, et ils se conformaient autant que leurs dragons aux prescriptions divines et humaines.

Ned avait dû découvrir la chose, comme Arryn avant lui. Rien d’étonnant dès lors que la reine les eût éliminés tous deux. Y manquerais-je, pour mon propre compte ? Ses poings se serrèrent, et la rigidité de ses doigts entamés jusqu’à l’os par l’acier de l’assassin à gages témoignait assez de l’acharnement qu’elle avait mis à sauver son fils. « Bran aussi le sait », murmura-t-elle en baissant la tête. Bonté divine ! il avait dû voir quelque chose, entendre quelque chose, et voilà pourquoi ils ont essayé de le tuer.

Eperdue de fatigue et de chagrin, Catelyn Stark se remit tout entière aux mains de ses dieux. Elle s’agenouilla devant le Ferrant, réparateur des objets brisés, et le pria d’aider le pauvre cher Bran. Elle aborda la Jouvencelle et la supplia de prêter son courage à Sansa et Arya, de préserver leur innocence. Au Père, elle demanda l’équité, avec l’énergie nécessaire pour la chercher et la sagesse nécessaire pour la reconnaître, et elle conjura le Guerrier de soutenir la vigueur de Robb et de le protéger sur les champs de bataille. Enfin, elle se tourna vers l’Aïeule, à qui nombre de ses effigies donnaient une lanterne pour attribut. « Guide-moi, Dame de sagesse, dit-elle. Montre-moi le sentier que je dois suivre, et ne permets pas que je trébuche dans les ténèbres où vont m’aventurer mes pas. »

Des bruits de bottes et un brouhaha la firent se retourner vers la porte. « Pardon, madame, dit poliment ser Robar, mais il faudrait nous mettre en route si nous voulons être de retour avant l’aube. »

Elle se releva, percluse et les genoux endoloris. Elle aurait donné gros pour avoir sur l’heure un lit de plumes et un oreiller. « Merci, ser. Je suis prête. »

Ils chevauchèrent en silence parmi des landes à demi boisées dont les arbres penchaient comme des ivrognes en se détournant de la mer. Hennissements nerveux, cliquetis d’acier leur permirent enfin de repérer le camp de Renly. Aussi noires que si Ferrant les avait forgées dans de l’acier nocturne se devinaient les longues files de cavaliers, blocs indistincts d’armures et de caparaçons. A droite se discernaient des bannières, à gauche des bannières, et, devant, rangées par rangées, des bannières, mais le jour toujours à naître interdisait ne fut-ce que d’en pressentir les emblèmes et les coloris. Une armée grise , songea Catelyn. Des hommes gris sur des chevaux gris sous des bannières grises. Tout en attendant, immobiles en selle, les chevaliers d’ombre de Renly relevèrent leurs lances au ciel, et c’est à travers cette forêt de grands arbres nus, sans feuilles et sans vie, qu’elle poursuivit. L’emplacement d’Accalmie même ne se signalait que par une épaisseur plus dense des ténèbres, un mur de noirceur que nulle étoile ne pouvait percer, mais des torches mouvantes dans la campagne indiquaient vaguement le camp de Stannis.

L’éclairage intérieur qui embrasait ses murs de soie chatoyante métamorphosait le grand pavillon de Renly en une espèce de château magique illuminé par quelque émeraude de féerie. Deux gardes arc-en-ciel en flanquaient la portière, et, tout en coulant des reflets bizarres aux prunes violettes brodées sur le surcot de ser Parment, la lumière verte affectait d’un ton souffreteux l’émail jaune des tournesols sous lesquels croulait littéralement la plate de ser Emmon. De longues plumes de soie panachaient leurs heaumes, et leurs épaules étaient drapées du manteau arc-en-ciel.

Sous la tente, Brienne était en train d’équiper le roi pour la bataille, les lords Rowan et Tarly discutaient tactique et stratégie. Une bonne chaleur régnait là, grâce aux charbons qui rougeoyaient dans une dizaine de petits braseros de fer. « Il faut que je vous parle, Sire, dit Catelyn, ne lui condescendant cette fois le grand style protocolaire qu’afin de retenir son attention.

— Dans un instant, lady Catelyn », répondit-il. Par-dessus la tunique matelassée, Brienne ajustait les plates de la dossière à celles du corselet. Verte était l’armure du roi, verte comme les feuilles au fond des bois, l’été, d’un vert si sombre qu’il absorbait l’éclat des chandelles. Et, tels des feux lointains dans les bois, brillaient et s’éteignaient au moindre mouvement les ors des attaches et des filigranes. « Veuillez poursuivre, lord Mathis.

— Je disais donc, Sire, reprit Mathis Rowan non sans un regard en coin vers Catelyn, nos troupes n’attendent que le signal. Pourquoi différer jusqu’au point du jour ? Faites sonner la marche.

— Au risque de m’entendre accuser d’avoir remporté la victoire par perfidie ? Il ne serait pas chevaleresque d’attaquer avant l’heure convenue.

— Choisie par Stannis, signala Randyll Tarly. Trop heureux de nous voir charger face au soleil levant. Nous serons plus ou moins aveugles.

— Seulement jusqu’au premier choc, affirma Renly avec un bel aplomb. Ser Loras va les enfoncer et, après, ce sera le chaos. » Brienne serra les lacets de cuir vert et boucla les boucles d’or. « Quand mon frère tombera, veillez qu’on n’outrage pas sa dépouille. Il est mon propre sang, je ne veux pas qu’on promène sa tête au bout d’une pique.

— Et s’il se rend ? demanda lord Tarly.

— Se rendre, lui ? » Lord Rowan pouffa. « Quand Mace Tyrell assiégeait Accalmie, Stannis bouffa du rat plutôt que d’ouvrir ses portes.

— Je m’en souviens parfaitement. » Renly leva le menton pour permettre à Brienne de disposer le gorgeret. « Vers la fin, ser Gawen Wylde et trois de ses chevaliers tentèrent de filer se rendre par une poterne dérobée. Stannis les attrapa et ordonna de les faire voler par-dessus les murs à l’aide d’une catapulte. Je vois encore la tête que faisait Gawen pendant qu’on l’y attachait. Il avait été notre maître d’armes. »