On avait assis Brienne de Torth tout au bout de la table haute. Au lieu de s’habiller en dame, elle avait choisi des fanfreluches de chevalier, doublet de velours écartelé de rose et d’azur, braies, bottes, ceinturon joliment ouvragé ; son nouveau manteau arc-en-ciel lui flottait dans le dos. Du reste, aucun costume n’aurait pu déguiser sa disgrâce ; ses énormes pattes maculées de son ; sa bouille épatée ; sa denture protubérante. Une fois désarmé, son corps se désaccordait, large de hanches et trapu des membres, musculeux d’épaules et bossueux du torse, hormis à l’endroit requis. Et chacun de ses gestes clamait qu’elle en avait conscience et qu’elle en souffrait. Elle n’ouvrait la bouche que pour répondre et ne détachait guère les yeux de son écuelle.
Et, certes, la nourriture ne manquait pas. La guerre avait épargné la fertilité légendaire de Hautjardin. Des poires pochées au vin ouvrirent la valse, pendant que chantaient les chanteurs et que les jongleurs jonglaient ; suivit une succulente friture de goujons croustillants et saupoudrés de sel ; puis des chapons farcis d’oignons et de champignons ; d’énormes miches de pain bis et des pyramides de navets, de pois, de maïs doux, des jambons colossaux et des oies rôties, des tranchoirs d’où dégoulinaient les ragoûts de venaison mitonnés dans la bière et l’orge. En guise de dessert, les gens de lord Caswell passèrent des plateaux de pâtisseries maison : cygnes à la crème et cornes de sucre filé, biscuits au citron moulés en forme de roses et pains d’épice et tartes aux mûres et beignets de pommes et formes de fromage tartinées de beurre.
Le cœur soulevé par l’opulence de tous ces mets, Catelyn se gardait d’en rien montrer, à cette heure où tant d’intérêts dépendaient de son énergie. Elle se contenta de grignoter, tout en épiant l’homme qui voulait être roi. Il avait à sa gauche sa jeune épouse et, à sa droite, son beau-frère, ser Loras. Abstraction faite du bandage blanc qui lui cernait le front, ce dernier ne semblait nullement se ressentir de l’épreuve qu’il avait subie. Son charme était bien tel que Catelyn l’avait pressenti.
Loin d’être vitreux, son regard était vif et intelligent, et le fouillis sans apprêt de ses mèches brunes avait de quoi susciter la jalousie de bien des filles. A son manteau de tournoi lacéré s’était substitué le pareil, chamarré d’arcs-en-ciel mais neuf, et la rose d’or Hautjardin en agrafait le col.
Quitte à offrir, de-ci de-là, du bout de son poignard une becquée friande à Margaery ou à se pencher pour lui planter un imperceptible bécot sur la joue, c’est avec ser Loras que Renly blaguait ou chuchotait la plupart du temps. Et s’il appréciait à l’évidence la chère et le vin, du moins ne manifestait-il aucun penchant pour l’intempérance et la gloutonnerie. Il riait aussi volontiers que de bonne grâce et prodiguait autant d’affabilité pour la dernière des souillons que pour les plus grands seigneurs.
Certains des invités montraient moins de modération, buvant trop sec, au gré de Catelyn, et fanfaronnant trop. Les fils de lord Willum, Elyas et Josua, s’échauffaient à disputer sur le thème : je serai le premier sur les remparts de Port-Réal. Tout en la branlant dans son giron, lord Varnier fouillait du groin la nuque d’une servante et lui plongeait une patte dans le corsage. Guyard le Vert, qui se prenait pour un rhapsode, faucha une harpe et débita des couplets rimaillés sur la manière de nouer les queues de lion. Escorté d’un macaque pie, ser Mark Mullendor lui donnait à picorer dans sa propre assiette. Quant à ser Tanton Fossovoie – de la branche pomme-rouge –, il se jucha sur la table et jura solennellement de tuer Sandor Clegane en combat singulier. Serment dont la solennité fut un tantinet ternie par le fait qu’un pied du chevalier barbotait, ce disant, dans une saucière.
Pour comble de grotesque vint là-dessus cabrioler un fol grassouillet qui, coiffé d’un bonnet en mufle léonin et tintinnabulant de fer-blanc doré, se mit à poursuivre un nain tout autour des tables en lui martelant le crâne avec une vessie jusqu’à ce que Renly demande : « Pourquoi battre ton propre frère ?
— Mais ! c’est que je suis le Raticide, Sire…, expliqua le fol.
— Régicide , bouffon de bouffon », repartit Renly, et toute la salle de s’esbaudir.
Lord Rowan ne partagea point cette hilarité. « Sont-ils jeunes… », commenta-t-il.
Il disait vrai. Le chevalier des Fleurs ne devait pas avoir seulement fêté son deuxième anniversaire quand Robert tuait le prince Rhaegar au gué du Trident. Rares étaient les convives beaucoup plus âgés. La plupart des autres marchaient à peine, lors du sac de Port-Réal, et ils n’étaient guère, au moment où Balon Greyjoy soulevait les îles de Fer, oui, guère que des gamins. Ils n’ont pas encore subi l’épreuve du sang , songea-t-elle en regardant lord Bryce défier ser Robar à jongler avec deux poignards. Ils ne voient encore là-dedans qu’un jeu, qu’un tournoi en grand, ils n’y discernent qu’occasions d’honneur, de gloire et de dépouilles. Ce sont des gosses enivrés de chansons, de fables et qui, comme tous les gosses, se croient immortels.
« La guerre va les vieillir, dit-elle, comme elle nous a vieillis nous-mêmes. » Juste une fillette lorsque Robert et Ned et Jon Arryn levaient l’étendard de la révolte contre Aerys Targaryen, et déjà femme, la guerre achevée… « Je les plains.
— Pourquoi cela ? s’étonna lord Rowan. Considérez-les. Ils sont jeunes et vigoureux, débordants de rires et de vitalité. Et d’appétit, mouais, de trop d’appétit pour savoir qu’en faire. Il sera conçu maint bâtard, cette nuit, si vous m’en croyez. Les plaindre…, pourquoi ?
— Parce que cela ne va pas durer, répondit-elle tristement. Parce qu’ils sont des chevaliers d’été, et que l’hiver vient.
— Vous faites erreur, lady Catelyn. » Aussi bleus que son armure, les yeux de Brienne la dévisageaient. « Pour nos pareils, l’hiver ne viendra jamais. Dussions-nous périr au combat, nul doute, on nous chantera, et les chansons parlent toujours d’été. Tous les chevaliers des chansons brillent par leur vaillance, et toutes les filles par leur beauté, sous un soleil éternellement éclatant. »
L’hiver vient, maintint Catelyn à part elle, et pour nous tous. Il est venu pour moi lors de la mort de Ned. Et il viendra aussi pour toi, petite, et plus tôt que tu ne le souhaites. Elle n’avait certes pas le cœur à le dire.
Le roi la tira d’embarras. « Lady Catelyn ? appela-t-il. Un peu d’air me ferait du bien. Me feriez-vous la grâce de m’accompagner ? »
Elle se dressa sur-le-champ. « L’honneur en serait pour moi. »
Brienne s’était également levée. « Je n’ai besoin que d’un instant, Sire, pour m’armer. Il faut quelqu’un pour vous protéger. »
Renly se mit à sourire. « Si je ne suis en sécurité au cœur même du château de lord Caswell et au milieu de ma propre armée, une épée n’y changera rien…, fût-elle la vôtre, Brienne. Restez paisiblement à table. Si j’ai besoin d’aide, je vous manderai. »
Ces paroles parurent affecter la donzelle plus qu’aucun des horions encaissés durant l’après-midi. « Votre servante, Sire », dit-elle en se rasseyant, le regard à terre. Après s’être emparé du bras de Catelyn, Renly la mena hors de la salle. En les apercevant, un garde plutôt nonchalant rectifia si précipitamment la position qu’il faillit en lâcher sa pique. Avec un mot taquin, le roi lui claqua l’épaule.