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— Je ne veux pas de cela. C’est chevalier que je veux être.

— Chevalier en désir, mais zoman vous êtes. Et vous ne pouvez rien là contre, Bran, ni le nier ni le rejeter. Vous êtes le loup ailé, mais jamais vous ne volerez. » Jojen se leva et se dirigea vers la fenêtre. « A moins d’ouvrir votre œil. » Il noua deux de ses doigts et lui en frappa le front, rudement.

Instinctivement, Bran y porta sa main, le tâta. Intacte et lisse, de la peau, rien d’autre. Point d’œil. Ni même d’œil clos. « Comment l’ouvrirais-je, s’il n’existe pas ?

— Ce n’est pas avec vos doigts que vous le trouverez, Bran. C’est avec votre cœur qu’il vous le faut chercher. » Ses étranges prunelles vertes le dévisagèrent. « Est-ce la peur qui vous arrête ?

— Mestre Luwin dit qu’il n’y a pas lieu d’avoir peur des rêves.

— Si.

— En quoi ?

— Le passé. L’avenir. La réalité. »

Après le départ des Reed, Bran se retrouva plus embarrassé que jamais. Il tenta bien d’ouvrir son troisième œil, mais il ne savait comment s’y prendre. Si fort qu’il se plissât ou heurtât le front, sa vision demeurait exactement la même qu’auparavant. Les jours suivants, il essaya aussi d’avertir ceux dont Jojen prédisait la mort, mais sans plus de succès. Mikken trouva ça rigolo. « Ah bon, la mer ? Se trouve que j’ai toujours eu envie de la voir, la mer. Jamais pu aller où c’était possible. Et alors, comme ça, c’est elle qui va me rendre visite, hein ? Bonté divine ! se donner tout ce mal pour un forgeron de rien… !

— Les dieux me prendront quand il leur plaira, dit septon Chayle sans s’émouvoir, mais ta noyade… ne me paraît guère vraisemblable, Bran. Ayant grandi sur les rives de la Blanchedague, je suis plutôt bon nageur, tu sais. »

Seul Panse-à-bière prit la chose assez au sérieux. Il alla en parler à Jojen lui-même et, du coup, cessa de se baigner et refusa de s’approcher du puits. Mais il finit par sentir si mauvais que six de ses acolytes le jetèrent dans un baquet d’eau bouillante et le récurèrent à mort, tandis qu’il beuglait : « Z-allez me noyer comme a dit la Grenouille ! » Moyennant quoi, s’il croisait Bran ou Jojen, il les regardait de travers en bougonnant sous cape, désormais.

Quelques jours après l’incident, ser Rodrik reparut à Winterfell, escorté d’un prisonnier. Un jeune homme assez rondouillard, à lippe grasse et moite, et dont la longue tignasse exhalait un parfum de chiottes à rendre jaloux Panse-à-bière en personne avant son bain forcé. « Schlingue, qu’on l’appelle, répondit Bille-de-foin aux questions de Bran. Son vrai nom, j’ sais pas. ’l était au service du bâtard Bolton et l’a aidé à assassiner lady Corbois, paraît. »

Le bâtard aussi était mort, apprit Bran le soir même au cours du dîner. Les hommes de ser Rodrik l’avaient surpris en train de commettre un épouvantable forfait sur les terres Corbois (quoi au juste, Bran hésitait, quelque chose en tout cas qui se fait à poil) et criblé de flèches alors qu’il tentait de s’enfuir. Ils étaient toutefois arrivés trop tard, pour la pauvre lady Corbois. Après l’avoir épousée, le bâtard l’avait enfermée dans une tour et laissée mourir de faim. S’il fallait en croire le corps de garde, ser Rodrik avait, une fois la porte enfoncée, découvert la malheureuse la bouche barbouillée de son propre sang pour s’être dévoré les doigts.

« Le monstre nous a tortillé là des nœuds de première, dit à mestre Luwin le vieux chevalier. Plaise ou non, lady Corbois était sa femme. Après l’avoir contrainte à lui engager sa foi tant devant le septon que devant l’arbre-cœur, il avait couché avec elle devant témoins. Et elle le désigne pour héritier dans un testament signé de son nom et scellé de son sceau.

— Les vœux prononcés sous la menace de l’épée sont nuls et non avenus, objecta le mestre.

— Et si Roose Bolton conteste le fait ? Il y a des domaines en jeu… » Il semblait accablé. « Quant au serviteur, je lui trancherais volontiers la tête, il ne vaut pas mieux que son maître, mais il va me falloir le bichonner jusqu’au retour de Robb. Il est l’unique témoin des pires crimes du bâtard. Peut-être ses aveux dissuaderont-ils finalement lord Bolton de prétendre à rien mais, en attendant, les gens de Fort-Terreur et les chevaliers Manderly s’entre-tuent dans les forêts Corbois, et je n’ai pas les moyens de le leur interdire. » Pivotant sur son siège, il posa sur Bran un regard sévère. « Et vous, mon prince, de quoi vous êtes-vous mêlé pendant mon absence ? Pourquoi commander à nos gardes de ne plus se laver ? Désirez-vous donc qu’ils sentent aussi bon que ce coquin de Schlingue ?

— La mer va nous assaillir, se défendit Bran. Jojen l’a vu dans un rêve vert. Panse-à-bière périra noyé. »

Mestre Luwin tripota sa chaîne. « Le petit Reed s’imagine avoir des rêves prophétiques, ser. J’ai bien mis Bran en garde contre de si douteuses prédictions mais, à dire vrai, il se passe effectivement des choses fâcheuses du côté des Roches. Des pillards montés sur des boutres razzient les villages de pêcheurs. Violent, incendient. Leobald Tallhart a envoyé contre eux son neveu Benfred, mais ils se rembarqueront pour filer, je présume, à l’apparition des premiers gens d’armes.

— Mouais…, pour frapper plus loin. Les Autres emportent des pleutres pareils ! Ils n’auraient pas plus cette audace que le bâtard Bolton, s’ils ne savaient nos forces à mille lieues au sud. » Il reporta les yeux vers Bran. « Il dit quoi d’autre, ton copain ?

— Il dit que l’eau submergera nos murs. Qu’il a vu noyés Panse-à-bière et Mikken et septon Chayle aussi. »

Ser Rodrik fronça le sourcil. « Eh bien, si je me trouvais obligé d’aller en personne contre ces pillards, je n’emmènerais pas Panse-à-bière, alors. Il ne m’a pas vu noyé, moi, si ? Non ? Bon. »

Ces propos réconfortèrent Bran. Dans ce cas, peut-être ne se noieront-ils pas. A condition d’éviter la mer.

Meera fut du même avis lorsque, accompagnée de Jojen, elle vint, en fin de soirée, disputer dans sa chambre une partie de cartes à trois, mais le frère secoua la tête. « Ce que je vois dans mes rêves verts est inéluctable. »

Elle se mit en colère. « Pourquoi les dieux enverraient-ils des avertissements, si nous ne pouvons en tenir compte afin d’infléchir les événements ?

— Je l’ignore, avoua tristement Jojen.

— Tu serais Panse-à-bière, tu te jetterais dans le puits, c’est ça ? pour que tout soit fini ! Moi, je prétends qu’il devrait se battre, et Bran également.

— Moi ? » La peur l’envahit soudain. « Me battre contre quoi ? Vais-je me noyer, moi aussi ? »

Meera prit un air penaud. « Je n’aurais pas dû dire… »

Elle lui cachait manifestement quelque chose. « Vous m’avez vu en rêve vert ? pressa-t-il fébrilement Jojen. Vu noyé ?

— Pas noyé. Non. » Chacun des mots qu’il s’extirpait semblait lui déchirer la gorge. « J’ai rêvé de l’individu qui est arrivé aujourd’hui. Celui qu’on surnomme Schlingue. Votre frère et vous gisiez morts à ses pieds, et il vous dépeçait la face avec une longue épée rouge. »

Meera se dressa d’un bond. « Si j’allais lui percer le cœur dans sa cellule ? Une fois mort, il ne pourrait assassiner Bran, n’est-ce pas ?

— Les geôliers t’empêcheront de passer, dit Jojen. Les gardes. Et si tu leur expliques pourquoi tu désires sa mort, ils te croiront folle.

— J’ai des gardes, moi aussi, leur rappela Bran. Panse-à-bière et Tym-la-Grêle et Bille-de-foin et les autres. »