— Et lady Lysa peut-être aussi ?
— Elle ne viendra pas.
— Si vous lui écriviez en personne, il se peut…
— Je lui griffonnerai un mot, pour vous faire plaisir. » Qui pouvait bien avoir été le « damné godelureau » ? se demandait-elle. Quelque jeune écuyer, quelque obscur chevalier, selon toute probabilité…, encore qu’à en juger d’après sa véhémente récusation par lord Hoster ne fut pas exclu quelque fils de marchand, quelque apprenti de bas étage, voire un chanteur. Lysa avait toujours montré un penchant outrancier pour les chanteurs. Je ne saurais lui reprocher ses répugnances pour Jon Arryn. Noblesse à part, il avait vingt ans de plus que notre père.
La tour qu’Edmure lui avait affectée pour résidence était celle-là même qu’elle partageait dans sa prime jeunesse avec sa sœur. La perspective de dormir à nouveau dans un lit de plumes, avec un bon feu dans l’âtre, n’était pas faite pour lui déplaire ; une fois reposée, le monde lui paraîtrait sans doute moins lugubre.
C’était compter sans Utherydes Van qui l’attendait, devant ses appartements, en compagnie de deux femmes en gris dont les voiles ne laissaient discerner que les yeux. Elle comprit instantanément de quoi il retournait. « Ned ? »
Les sœurs regardèrent à terre. « Ser Cleos l’a ramené de Port-Réal, madame, expliqua Van.
— Menez-moi auprès de lui », commanda-t-elle.
On l’avait déposé sur une table à tréteaux et recouvert d’une bannière, la blanche bannière au loup-garou gris de la maison Stark. « Je voudrais le voir, dit-elle.
— Il n’en reste que les os, madame.
— Je voudrais le voir », répéta-t-elle.
L’une des sœurs du Silence rabattit la bannière.
Des os, songea Catelyn. Ceci n’est pas Ned, ceci n’est pas l’homme que j’aimais, le père de mes enfants. Il avait les mains jointes sur la poitrine, des doigts de squelette reployés sur la garde d’une épée quelconque, mais ce n’étaient pas les doigts ni les mains de Ned, si vigoureux, si débordants de vitalité. On avait revêtu les os du surcot de Ned, c’était bien le beau velours blanc frappé du loup-garou à hauteur du cœur, mais il ne subsistait rien de la chair tiède sur laquelle tant et tant de nuits elle avait reposé sa tête, rien des bras qui l’avaient étreinte. On avait eu beau rattacher la tête au torse par un beau fil d’argent, rien ne ressemble à un crâne comme un autre crâne, et, dans ces cavités vides, elle cherchait vainement les prunelles gris sombre de son seigneur, ces prunelles qui pouvaient avoir la douceur des brumes ou la dureté de la pierre. Ils les ont données aux corbeaux, se souvint-elle.
Elle se détourna. « Ce n’est pas son épée.
— Ils ne nous ont pas rendu Glace, madame, dit Utherydes. Seulement les os de lord Eddard.
— J’en dois néanmoins remercier la reine, j’imagine ?
— Le Lutin, madame. Tout s’est fait à son instigation. »
Un jour, je les remercierai tous. « Je vous suis reconnaissante de vos services, sœurs, mais il me faut vous confier une nouvelle tâche. Lord Eddard était un Stark, ses os doivent reposer dans les cryptes de Winterfell. » On y sculptera sa statue, une effigie de pierre à sa ressemblance qui trônera dans les ténèbres, un loup-garou à ses pieds et une épée en travers du giron. « Veillez que les sœurs disposent de montures fraîches et de tout ce que nécessitera leur voyage, ordonna-t-elle à l’intendant. Hal Mollen les escortera jusqu’à Winterfell, ce rôle lui incombe, ès qualités de capitaine des gardes. » Elle reporta son regard sur les os, tout ce qui restait de son seigneur et de son amour. « A présent, laissez-moi, tous. Je désire passer cette nuit seule à seul avec Ned. »
Les femmes en gris inclinèrent la tête. Les sœurs du Silencen’adressent pas la parole aux vivants, se souvint-elle avec chagrin, mais d’aucuns prétendent qu’elles savent parler aux morts. Que n’avait-elle aussi ce privilège…
DAENERYS
Si les rideaux vous préservaient de la poussière et de la chaleur des rues, ils étaient impuissants contre vos mécomptes. Elle hissa sa lassitude dans leur refuge, avec du moins la satisfaction de se soustraire à l’océan des curiosités. « Place ! criait à la foule Jhogo du haut de son cheval, place ! et il faisait claquer son fouet, place à la Mère des Dragons ! »
Languissamment perdu dans le frais satin de ses capitons, Xaro Xhoan Daxos versa d’une main sûre et ferme, en dépit des oscillations du palanquin, un vin de rubis dans deux gobelets identiques de jade et d’or. « Quelle profonde tristesse vois-je empreinte sur votre visage, ô flambeau d’amour ! » Il lui tendit un gobelet. « Serait-ce la tristesse d’un rêve envolé ?
— Différé, sans plus. » Son carcan d’argent lui échauffait la gorge. Elle le dégrafa, le jeta de côté. L’améthyste enchantée sertie dans le métal suffirait à la garantir, jurait Xaro, contre tout poison. Or, s’ils étaient réputés offrir aux gens qu’ils jugeaient dangereux du vin empoisonné, les Impollus n’avaient pas seulement daigné lui donner un verre d’eau. Pas une seconde ils ne m’ont considérée comme une reine, songea-t-elle avec amertume. Le joujou d’un après-midi, voilà tout. Un bouchon d’amazone avec un étrange toutou.
Comme elle allait s’emparer du vin, Rhaegal siffla, et ses noires griffes labourèrent son épaule nue. Avec une grimace, elle le déplaça vers son autre épaule où il n’agripperait que du tissu. Prévenue par Xaro qu’ils refuseraient d’entendre une Dothraki, elle avait adopté pour se présenter devant eux les usages vestimentaires en vigueur à Qarth : lamés verts flottants lui laissant à découvert un sein, ceinture de perles noires et blanches, sandales d’argent. Pour ce que j’ai obtenu d’eux, j’aurais aussi bien pu ne rien mettre du tout. J’aurais dû, peut-être. Elle but goulûment.
Purs descendants des anciens rois et reines de Qarth, les Impollus commandaient la garde civique et la flotte de galères ouvragées qui gouvernaient le pertuis des mers. C’était cette flotte et ces troupes qu’au moins en partie convoitait Daenerys Targaryen. Aussi n’avait-elle renâclé ni au sacrifice traditionnel dans le temple de la Mémoire, ni à verser le pot-de-vin traditionnel au gardien du Rôle, ni à envoyer la plaquemine traditionnelle à l’huissier de la Porte pour s’assurer de recevoir enfin les non moins traditionnelles babouches de soie bleue qui vous signifiaient votre audience dans la salle aux Mille Trônes.
Les Impollus ouïrent ses suppliques du haut des cathèdres ancestrales. Etagées en hémicycle depuis le dallage de marbre jusqu’à la coupole où des fresques retraçaient la gloire évanouie de Qarth, celles-ci ressemblaient à d’immenses conques de bois, toutes ciselées de motifs fantastiques, toutes brillamment dorées et marquetées d’ambre, d’onyx, de lapis et de jade, mais chacune se distinguant des autres par son décor et briguant la palme du fabuleux. Quant à leurs occupants, ils affichaient tant d’absence, un tel dégoût du monde qu’on pouvait aussi bien les croire endormis. Ils écoutaient, mais sans entendre ou s’en soucier, pensa-t-elle. Des Sang-de-Lait, véritablement. Ils n’ont jamais eu l’intention de m’aider. Ils n’étaient là que par curiosité. Ils n’étaient là que par ennui, et le dragon sur mon épaule les intéressait plus que moi.
« Confiez-moi les paroles des Impollus, la pressa Xaro Xhoan Daxos. Confiez-moi ce qu’ils ont pu dire pour contrister la reine de mon cœur.
— Ils ont dit non. » Dans le vin chantait la saveur des grenades et des chaudes journées d’été. « Ils l’ont enveloppé de formules exquises, il est vrai, mais derrière les mots suaves retentissait toujours non.