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— Les avez-vous flagornés ?

— Sans vergogne.

— Avez-vous pleuré ?

— Le sang du dragon ne pleure pas », répliqua-t-elle avec humeur.

Il soupira. « Vous auriez dû pleurer. » Les Qarthiens avaient la larme d’autant plus fréquente et facile qu’elle estampillait à leurs yeux l’homme civilisé. « Et ceux que nous avions achetés, qu’ont-ils dit ?

— Mathos rien. Wendello a vanté mon éloquence. Et, après m’avoir déboutée comme tous ses pairs, le Délicat s’est répandu en pleurs.

— Las, las, quelle perfidie de sa part. » Sans faire lui-même partie des Impollus, Xaro lui avait indiqué qui d’entre eux corrompre et à quel prix. « Pleurez, pleurez sur la déloyauté des hommes. »

Elle eût plus volontiers pleuré son or. Les sommes glissées à Mathos Mallarawan, Wendello Qar Deeth et Egon Emeros le Délicat lui auraient permis d’acheter un navire ou d’engager une bonne vingtaine de spadassins. « Et si j’envoyais ser Jorah exiger que me soient rendus mes présents ? suggéra-t-elle.

— Et si quelque Navré s’introduisait dans mon palais, une de ces nuits, pour vous tuer durant votre sommeil ? » riposta Xaro. Membres d’une vénérable guilde d’assassins sacrés, les Navrés s’étaient valu ce nom par leur habitude de chuchoter : « Tellement navré… », à leurs victimes avant de les trucider. La politesse était la première vertu des Qarthiens. « On dit de manière fort pertinente qu’il est plus aisé de traire la vache en pierre de Faros que de soutirer de l’or aux Impollus. »

Si elle ignorait où se trouvait Faros, les vaches en pierre, à Qarth, lui semblaient pulluler. Trois factions rivales divisaient les princes marchands, prodigieusement enrichis dans le négoce d’une mer à l’autre : la guilde des Epiciers, la Fraternité tourmaline et les Treize, auxquels appartenait Xaro. Chacune n’aspirait qu’à dominer les autres, et des luttes incessantes les opposaient toutes trois aux Impollus. Le tout couvé de l’œil par les conjurateurs aux pouvoirs effroyables et aux lèvres bleues qui, pour ne se montrer guère, n’en étaient que davantage redoutés.

Sans Xaro, elle ne s’y serait jamais retrouvée. L’or et les trésors de rouerie qu’elle avait prodigués pour s’ouvrir les portes de la salle aux Mille Trônes, elle les devait essentiellement à l’astuce et la générosité du marchand. Plus s’était répandue dans l’est la rumeur de dragons en vie, plus avaient afflué de gens désireux d’en contrôler la véracité, et plus Xaro Xhoan Daxos avait déployé d’ingéniosité pour que tous, du plus gras nabab au dernier des humbles, offre quelque obole à la mère des phénomènes.

Grâce à lui, le goutte-à-goutte initial s’était tôt fait bruine, la bruine pluie et la pluie déluge. Avec les capitaines de cargos se déversaient aux pieds de Daenerys dentelles de Myr et safran de Yi Ti, ambre et verredragon d’Asshai, sacs d’espèces avec les négociants, bagues et chaînes avec les orfèvres. A son intention sonnaient les sonneurs, tambourinaient les tambourineurs, jonglaient les jongleurs, et les teinturiers la drapaient de teintes dont elle n’avait jusqu’alors pas seulement soupçonné l’existence. Deux indigènes de Jogos Nhai lui firent présent d’un fringant zéquion à zébrures noires et blanches. En sa faveur, une veuve se sépara de la momie conjugale, argentée à la feuille, genre de dépouille auquel s’attribuaient des pouvoirs insignes, en particulier lorsque – et c’était le cas – le défunt s’était mêlé de sorcellerie. Et force lui fut d’accepter de la Fraternité tourmaline un diadème en forme de dragon tricéphale annelé d’or jaune, ailé d’argent et cheffé de jade, d’ivoire et d’onyx ciselés.

Afin d’amasser les fortunes qui venaient de s’évaporer au seul profit des Impollus, tout avait été liquidé, tout, hormis le diadème car, malgré les serments de Xaro : « Les Treize vous en offriront un d’une incomparable magnificence », elle refusa de s’en dessaisir. « Pour avoir vendu la couronne de notre mère, Viserys s’est vu traiter de mendigot. Je conserverai celle-ci pour être traitée en reine. » Et ainsi fit-elle, en dépit des torticolis que lui infligeait le poids du joyau.

Toute couronnée que je suis, mendigote je demeure encore , se dit-elle. La plus somptueuse au monde des mendigotes, et mendigote néanmoins. Une impression détestable. Qu’avait dû éprouver son frère, lui aussi. Toutes ces années à courir de ville en ville, talonnés par les sbires de l’Usurpateur, à quémander l’appui d’archontes, de princes et de mercantis, payer en flagorneries notre pain quotidien. Il n’a pu ignorer de quels quolibets il était la cible. Rien d’étonnant qu’il fût devenu tellement irascible et amer. Avec, pour conséquence ultime, la démence. J’y succomberai à mon tour si je m’abandonne. Quelque chose en elle n’aspirait qu’à reconduire son peuple à Vaes Tolorro pour faire refleurir la cité défunte. Non, ce serait m’avouer battue. J’ai un atout que ne posséda jamais Viserys. Les dragons. Les dragons font toute la différence.

Elle caressa Rhaegal. Les dents du dragon vert se refermèrent sur sa main et la mordillèrent ardemment. Tout autour murmurait, palpitait, bouillonnait l’immense cité dont les voix innombrables se fondaient en une espèce de rumeur semblable aux flux et reflux de la mer. « Place, Sang-de-Lait ! place à la Mère des Dragons ! » criait toujours Jhogo, et la foule des Qarthiens s’ouvrait à sa voix – si ce n’était plutôt aux bœufs du palanquin. Les ondulations des rideaux permettaient par intermittence à Daenerys de l’entr’apercevoir sur son étalon gris, cinglant de-ci de-là l’une des bêtes de l’attelage avec le fouet à manche d’argent qu’elle lui avait donné. Aggo chevauchait de l’autre côté, et Rakharo fermait la marche, l’œil à l’affût du moindre signe d’hostilité parmi la houle des visages. Quant à ser Jorah, qui n’avait cessé de dénoncer la stupidité de l’expédition, il était, ce jour-là, préposé à la garde des autres dragons. Il se défie de tout un chacun, songea-t-elle, et à juste titre, peut-être.

Comme elle levait à nouveau son gobelet pour boire, Rhaegal flaira le vin et se rejeta en arrière avec un sifflement. « Votre dragon a le nez fin. » Xaro s’essuya les lèvres. « Ce vin-ci n’est qu’une piquette. On prétend qu’au-delà de la mer de Jade se concocte un cru doré d’une saveur telle qu’il suffit d’y tremper les lèvres pour décréter tout autre du vinaigre. Si nous prenions mon bateau de plaisance et allions en quérir, vous et moi ?

— Le meilleur vin du monde est produit à La Treille », énonça Daenerys, toute à ses souvenirs. Partisan de son père contre l’Usurpateur, lord Redwyne s’était montré l’un des rares fidèles indéfectibles jusqu’au bout. Se battra-t-il aussi pour moi ? « Accompagnez-moi là-bas, Xaro, vous y dégusterez les meilleurs crus de votre vie. Seulement, c’est un navire de guerre que nécessitera cette course, et non un bateau de plaisance.

— Je n’ai pas de navires de guerre. La guerre est calamiteuse pour le commerce. Combien de fois ne vous l’ai-je dit, Xaro Xhoan Daxos est un homme de paix. »

Xaro Xhoan Daxos est un homme d’argent , rectifia-t-elle, et l’argent m’achètera tous les navires et les épées dont j’ai besoin. « Je ne vous demande pas de prendre l’épée, mais simplement de me prêter vos bâtiments. »

Il eut un sourire modeste. « Des bâtiments marchands, j’en ai bien quelques-uns, c’est un fait. Mais combien, difficile à dire. L’un coule peut-être en ce moment même, dans quelque parage orageux de la mer d’Eté. Il en tombera un autre, demain, aux mains des corsaires. Et qui sait si l’un de mes capitaines, le jour suivant, ne contemplera point les richesses dont il est le dépositaire en se disant : Tout cela devrait m’appartenir Tels sont les aléas du négoce… Tandis que nous devisons, voyez-vous, s’amenuise vraisemblablement ma chétive flotte, et je m’appauvris d’instant en instant.