Daenerys se sentit troublée. Là où s’était dressée l’échelle ne subsistait même plus de fumée. Les gens se dispersaient pour retourner à leurs occupations. Nombre d’entre eux n’allaient pas tarder à se rendre compte de leur infortune. « Et maintenant ?
— Et maintenant, ses pouvoirs s’accroissent, Khaleesi. Grâce à vous.
— A moi ? » Elle éclata de rire. « Par quel miracle ? »
La femme se rapprocha et lui posa deux doigts sur le poignet. « Etes-vous, oui ou non, la Mère des Dragons ?
— Elle l’est, et le frai des ombres n’a pas le droit de la toucher. » Du manche de son fouet, Jhogo repoussa la main de Quaithe.
Celle-ci recula d’un pas. « Quittez au plus tôt cette ville, Daenerys Targaryen, ou pour jamais l’on vous interdira de la quitter. »
Son poignet fourmillant encore du contact, Daenerys demanda : « Et où devrais-je aller, selon vous ?
— Pour vous rendre au nord, partez vers le sud. Pour gagner l’ouest, cheminez à l’est. Pour aller de l’avant, retournez en arrière et, pour atteindre la lumière, passez sous l’ombre. »
Asshai, songea Daenerys, c’est sur Asshai qu’elle me dirige. « es gens d’Asshai me donneront-ils une armée ? questionna-t-elle. Trouverai-je de l’or à Asshai ? Y trouverai-je des bateaux ? Que trouverai-je à Asshai que je ne puisse trouver à Qarth ?
— La vérité », dit la femme au masque avant de s’incliner puis de se fondre dans la foule.
Un reniflement dédaigneux souleva les noires bacchantes de Rakharo. « Mieux vaut avaler des scorpions, Khaleesi, que se fier à du frai d’ombres qui n’ose montrer son visage au soleil. C’est connu.
— C’est connu », approuva Aggo.
Xaro Xhoan Daxos avait suivi toute la scène sans s’extraire de ses coussins. Après que Daenerys eut repris place à ses côtés, toutefois, il lâcha : « Vos barbares sont plus avisés qu’ils ne savent. Le genre de vérités qu’amassent les gens d’Asshai n’est pas de nature à vous rendre le sourire. » Puis, après l’avoir pressée d’accepter une nouvelle coupe de vin, il l’entretint tout du long d’amour, de désir et autres fadaises jusqu’à leur retour au palais.
Rendue à la paix de ses appartements, Daenerys dépouilla ses atours pour enfiler une robe flottante de soie violette. Comme ses dragons avaient faim, elle découpa un serpent en rondelles qu’elle mit à griller sur un brasero. Comme ils grandissent, s’ébahit-elle, tandis qu’ils happaient en se chamaillant les morceaux de viande noircie. Ils doivent peser deux fois plus qu’à Vaes Tolorro. Mais des années s’écouleraient encore avant qu’ils ne fussent assez gros pour entrer en guerre. Et il faudra aussi les entraîner, sans quoi ils transformeront mon royaume en désert. Or, le sang targaryen pouvait bien couler dans ses veines, elle ignorait jusqu’aux rudiments de l’entraînement d’un dragon.
Le soleil déclinait quand ser Jorah vint la rejoindre. « Les Impollus vous ont éconduite ?
— Conformément à vos prédictions. Venez, prenez place et conseillez-moi. » Elle l’attira sur les coussins, près d’elle, et Jhiqui leur apporta un bol d’olives mauves et d’oignons marinés dans le vin.
« Nul ne vous aidera, dans cette cité, Khaleesi, dit-il en prenant un oignon entre le pouce et l’index. Chaque jour qui passe en renforce ma conviction. Les Impollus ne voient pas plus loin que les remparts de Qarth, et Xaro…
— Il m’a de nouveau priée de l’épouser.
— Certes, et je sais pourquoi. » Lorsqu’il se renfrognait, ses gros sourcils rejoints barraient d’un fourré noir le gouffre des orbites.
« Il rêve de moi nuit et jour ! s’esclaffa-t-elle.
— Sauf votre respect, ma reine, c’est de vos dragons qu’il rêve.
— Il m’assure qu’après le mariage, à Qarth, l’homme et la femme demeurent respectivement seuls maîtres l’un et l’autre de leurs biens propres. Les dragons sont à moi. » Le manège de Drogon, qui s’approchait par petits bonds en fouettant des ailes le sol de marbre afin de se lover contre elle sur le coussin, la fit sourire.
« Il ne dit jusque-là que la vérité, mais il omet de mentionner un petit détail. Il se pratique à Qarth, ma reine, une coutume curieuse, le jour des noces. La femme a le droit d’exiger du mari un gage d’amour. Quoi qu’elle désire des biens matériels qu’il possède, il est tenu d’exaucer son vœu. A charge de réciprocité. On ne peut demander qu’une seule chose, mais cette chose-là ne saurait être refusée.
— Une seule chose, répéta-t-elle, et qui ne saurait être refusée ?
— Avec un seul dragon, Xaro Xhoan Daxos deviendrait le maître absolu de la ville, alors qu’un seul navire avancerait fort peu nos affaires. »
Elle grignota un oignon, tout en méditant sombrement sur la déloyauté humaine. « En revenant de la salle des Mille Trônes, dit-elle enfin, nous traversions le bazar quand j’ai croisé Quaithe. » Elle lui conta l’épisode du pyrologue et de l’échelle ardente puis lui rapporta les propos de la femme au masque.
« A parler franc, je quitterais volontiers cette ville, opina-t-il. Mais pas pour Asshai.
— Pour où, alors ?
— L’est.
— Ici, je suis déjà à cent mille lieues de mon royaume. Si je m’enfonce plus avant vers l’est, retrouverai-je jamais la route de Westeros ?
— Dirigez-vous vers l’ouest, vous risquez votre vie.
— La maison Targaryen a des amis dans les cités libres, lui rappela-t-elle. Des amis plus sûrs que Xaro ou les Impollus.
— Plus sûrs, j’en doute, si vous voulez dire Illyrio Mopatis. Qu’on lui offrît suffisamment d’or de votre personne, et il vous vendrait sans plus d’embarras que la dernière des esclaves.
— Mon frère et moi fûmes ses hôtes six mois durant. Il lui était facile alors de nous vendre, s’il l’avait voulu.
— Il vous a vendue, vous, riposta ser Jorah. A Khal Drogo. »
Elle s’empourpra. Il avait raison, mais ce ton acerbe la révulsait. « Illyrio nous a préservés des sbires de l’Usurpateur, et il adhérait à la cause de Viserys.
— Illyrio n’adhère qu’à la cause d’Illyrio. Une loi de nature veut que les gloutons soient voraces et les patrices tortueux. Illyrio Mopatis est les deux. Que savez-vous de lui, au juste ?
— Je sais qu’il m’a donné mes œufs de dragon. »
Il renifla. « S’il les avait sus susceptibles d’éclore, il les aurait couvés lui-même. »
La réplique la fit sourire à son corps défendant. « Oh, j’en suis la première persuadée, ser ! Je le connais mieux que vous n’imaginez. J’avais beau n’être qu’une enfant, quand j’ai quitté son hôtel de Pentos pour épouser le soleil étoilé de ma vie, je n’étais cependant ni sourde ni aveugle. Et je ne suis plus une enfant.
— Illyrio serait-il l’ami que vous vous figurez, s’opiniâtra le chevalier, ses seuls moyens ne lui permettraient pas plus de vous couronner aujourd’hui, vous, qu’hier Viserys.
— Il est riche, objecta-t-elle. Moins riche que Xaro, peut-être, mais assez riche pour fréter les navires et solder les hommes qui me font défaut.
— Les mercenaires ont leur utilité, convint-il, mais vous ne conquerrez jamais le trône de votre père avec les raclures des cités libres. Rien ne ressoude si promptement un royaume en pièces que la profanation de son sol par des envahisseurs.
— Mais je suis sa reine légitime ! s’insurgea-t-elle.
— Vous êtes une étrangère qui se propose de débarquer sur ses rivages avec une armée d’allogènes même pas capables de parler l’idiome commun. Outre qu’ils ne vous connaissent pas, les seigneurs de Westeros ont tout lieu de vous craindre et de se défier de vous. Avant de mettre à la voile, vous devez vous les concilier. Au moins quelques-uns.