— Pourquoi les tenir, s’ils ne servent à rien ?
— Les mules adorent s’entendre braire, faut-il un autre motif ? Et j’ai besoin d’elles pour tirer ma carriole. Oh, certes, il arrive, de loin en loin, qu’en sorte une idée pratique. Mais pas aujourd’hui, je pense – ah, voici votre fils avec notre eau. »
Devan posa son plateau sur la table et emplit deux coupes de grès. Avant de boire, le roi saupoudra la sienne d’une pincée de sel ; Davos la préféra pure, non sans déplorer que ce ne fût du vin. « Vous parliez du conseil de tout à l’heure…
— Voici comment il se déroulera. Lord Velaryon me pressera d’attaquer les remparts dès le point du jour, échelles et grappins contre flèches et huile bouillante. Les jeunes mules trouveront ce projet superbe. Estremont optera pour l’expectative et la tactique d’affamement jadis tentée contre moi par Tyrell et Redwyne. Cela peut durer un an, mais les vieilles mules sont patientes. Quant à lord Caron et à ses pareils, leur goût des ruades les inclinera à relever le gant de ser Cortnay et à tout aventurer sur un combat singulier. Chacun se figurant qu’il sera forcément mon champion et ne manquera pas de s’immortaliser. » Il termina son eau. « Que devrais-je faire, selon toi, contrebandier ? »
Davos prit son temps avant de répondre : « Aller sur-le-champ frapper Port-Réal. »
Le roi renifla. « Sans m’être emparé d’Accalmie ?
— Avec les forces dont il dispose, ser Cortnay ne saurait vous mettre à mal. Les Lannister, si. Un siège en règle prendrait trop de temps, l’issue d’un combat singulier est trop hasardeuse, un assaut coûterait des milliers de vies, et sans garantie de succès. Et je n’en vois pas la nécessité. Une fois que vous aurez détrôné Joffrey, ce château vous écherra comme tout le reste. Le bruit court, dans le camp, que lord Tywin Lannister fonce à l’ouest secourir Port-Lannis contre les représailles des troupes du Nord…
— Tu as pour père un homme d’une intelligence hors pair, Devan, dit le roi au gamin, toujours campé près de lui. A l’écouter, je me dis : que n’ai-je davantage de contrebandiers à mon service. Et moins de lords. Encore que vous vous trompiez sur un point, Davos. La nécessité existe bel et bien. Si je laisse Accalmie sur mes arrières sans m’en être emparé, cela passera pour une déconfiture. Je ne puis tolérer pareille interprétation. On ne m’aime pas comme on aimait mes frères. On me suit parce qu’on me craint…, et les défaites tuent la crainte. Il faut que le château tombe. » Sa mâchoire se mit à moudre latéralement. « Mouais, et vite. Non content d’avoir convoqué son ban, Doran Martell fortifie les cols. De là, ses Dorniens n’auraient qu’à se laisser glisser sur les Marches. Et Hautjardin est loin d’être épuisé. Mon frère avait laissé à Pont-l’Amer la plus grande partie de ses troupes – quelque soixante mille fantassins. J’ai envoyé mon beau-frère, ser Enol, et ser Parmen Crane les faire passer sous ma coupe, mais ils ne sont pas revenus. Je crains que ser Loras Tyrell ne les ait devancés et ne se soit adjugé cette infanterie.
— Raison de plus pour prendre au plus tôt Port-Réal. Sladhor Saan m’a dit…
— Sladhor Saan ne rêve que d’or ! explosa Stannis. Il en a la cervelle farcie, du trésor qu’imagine sa cupidité dans les caves du Donjon Rouge ! Aussi, plus un mot de Sladhor Saan. Le jour qui me verra réduit à quémander les avis militaires d’un brigand de Lys, ce jour-là, j’abdique ma couronne et je prends le noir. » Son poing se ferma. « Es-tu là pour me servir, contrebandier ? Ou pour me contrarier par des arguties ?
— Je vous appartiens.
— Alors, écoute-moi. Le lieutenant de ser Cortnay est un cousin des Fossovoie, lord de la Nouë. Un bleu de vingt ans. Qu’il arrive malheur à Penrose, et le commandement d’Accalmie échoit à ce jouvenceau. Ses parents le croient susceptible d’agréer mes conditions et de rendre la place.
— Cela me rappelle un autre jouvenceau à qui fut confié le commandement d’Accalmie. Il ne devait pas avoir beaucoup plus de vingt ans.
— Lord de la Nouë n’est pas la forte tête intransigeante que j’étais.
— Intransigeant ou pleutre, quelle différence ? Ser Cortnay Penrose m’a paru robuste et gaillard.
— Mon frère ne l’était pas moins, la veille de sa mort. La nuit est sombre et pleine de terreurs, Davos. »
Mervault sentit se hérisser les petits cheveux de sa nuque. « Je ne vous entends point, messire.
— Je ne vous demande pas de m’entendre. Uniquement de me servir. Ser Cortnay sera mort d’ici demain. Mélisandre l’a lu dans les flammes de l’avenir. Sa mort et comment. Pas en chevalier combattant, inutile de le préciser. » Il tendit sa coupe, et Devan l’emplit à nouveau. « Ses flammes ne mentent pas. Elle y avait lu aussi la fin de Renly. Dès Peyredragon. Et elle en avait informé Selyse. Alors que lord Velaryon et votre copain Sladhor Saan voulaient que j’appareille contre Joffrey, Mélisandre m’a dit que, si je me portais sur Accalmie, j’y gagnerais la fine fleur des forces de mon frère, et elle voyait juste.
— M-mais…, bredouilla Davos, lord Renly ne vint ici que parce que vous aviez mis le siège devant le château. Il était en train de marcher sur Port-Réal, contre les Lannister, il aurait… »
Stannis s’agita sur son siège, les sourcils froncés. « Etait, aurait, qu’est-ce là ? Il fit ce qu’il fit. Il vint ici, avec ses bannières et ses pêches, au-devant de sa fin…, et il le fit pour mon plus grand profit. Mélisandre lut aussi dans ses flammes une autre journée. Ce matin-là, Renly venait du sud dans son armure verte écraser mon armée sous les remparts de Port-Réal. Si la rencontre avec mon frère avait eu lieu là, peut-être est-ce moi qui aurais péri.
— Ou qui auriez joint vos forces aux siennes pour abattre les Lannister, objecta Davos. Pourquoi pas ? Si elle a lu deux avenirs, eh bien…, tous deux ne peuvent être vrais. »
Le roi pointa un doigt sur lui. « Là, tu te trompes, Chevalier Oignon. Certaines lumières projettent plus d’une ombre. Place-toi devant un feu, la nuit, et tu le constateras de tes propres yeux. Les flammes s’agitent et dansent sans jamais s’immobiliser. Les ombres grandissent et s’amenuisent, et chaque homme en projette une bonne douzaine. D’aucunes plus pâles que leurs voisines, voilà tout. Bref, les êtres projettent de même leurs ombres sur l’avenir. Une ou plusieurs. Et Mélisandre les voit toutes.
« Tu ne la portes pas dans ton cœur, je le sais, Davos, je ne suis pas aveugle. Mes grands vassaux ne l’aiment pas non plus. Estremont réprouve le choix du cœur ardent et demande à combattre sous le cerf couronné comme par le passé. Selon ser Guyard, je ne devrais pas avoir une femme pour porte-enseigne. D’autres chuchotent que sa présence est déplacée dans mes conseils de guerre, que s’imposerait son renvoi pur et simple à Asshai, que c’est péché que de la garder sous ma tente la nuit. Mouais, ils chuchotent…, tandis qu’elle sert.
— Sert comment ? s’enquit Davos, effaré d’avance de la réponse.
— Comme de besoin. » Le roi le scruta. « Et toi ?
— Moi… » Davos se passa la langue sur les lèvres. « Moi, je suis à vos ordres. Qu’attendez-vous de moi ?
— Rien que tu n’aies déjà fait. Juste d’accoster dans le noir, ni vu ni connu, sous le château. Peux-tu faire cela ?
— Oui. Cette nuit ? »
Bref signe d’acquiescement. « Il te faudra un petit bateau. Pas La Botha noire. Personne ne doit être au courant. »
Davos voulut protester. Il était chevalier, maintenant, non plus un contrebandier, et jamais n’avait été un assassin. Mais il eut beau ouvrir la bouche, les mots se refusèrent à lui. Son vis-à-vis était Stannis, son maître équitable, à qui il devait tout ce qu’il était. De qui relevaient au surplus ses fils. Bonté divine ! mais que lui a-t-elle donc fait ?