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Au sud-ouest béait une porte que flanquaient deux grands mâts surmontés de crânes, l’un d’ours, l’autre de bélier. Au premier de ceux-ci, nota Jon tout en rentrant dans les rangs du convoi, adhéraient toujours des lambeaux de barbaque. Au-delà, déjà les gens de Jarman Buckwell et de Thoren Petibois s’affairaient qui à parquer les bêtes côte à côte, qui à tâcher de monter les tentes. Dans leur soue, des portées de gorets fouaillaient trois énormes truies. Non loin, nue sous la pluie dans un potager, une fillette arrachait des carottes, et deux femmes ligotaient pour l’égorger un porc dont les glapissements d’angoisse suraigus avaient quelque chose d’humain. Les copieux jurons dont Chett les abreuvait n’empêchaient nullement ses limiers d’y répliquer par des jappements et des aboiements forcenés, et deux chiens de Craster les leur retournaient à qui mieux mieux, babines retroussées. La vue de Fantôme en fit détaler quelques-uns, pendant que les autres grondaient et clabaudaient éperdument, mais, tout comme son maître, le loup-garou les ignora.

Eh bien, ça mettra toujours une trentaine d’entre nous au chaud et au sec, se dit Jon après un examen plus poussé du logis. Peut-être une cinquantaine. En tout cas, les lieux ne pouvaient en héberger deux cents. La plupart devraient rester dehors. Encore fallait-il les y caser… Des mares profondes d’un demi-pied occupaient la moitié de la cour, l’autre étant dévolue à des boues mouvantes. Ce qui présageait une nouvelle nuit de jubilation.

S’étant vu confier la monture du lord Commandant, Edd-la-Douleur s’échinait à lui décrotter les paturons lorsque Jon mit pied à terre. « Mormont est dedans, l’avisa-t-il. Tu dois l’y rejoindre. Feras mieux de pas emmener ton loup, m’a l’air assez affamé pour bouffer l’une des gosses de Craster. Enfin…, soyons franc, c’est moi qui suis assez affamé pour y en bouffer une, pourvu qu’on la serve chaude. Vas-y, je me charge de ton cheval. S’y fait bon et sec à l’intérieur, m’en dis rien, on m’a pas prié d’entrer. » Il envoya paître un paquet de glaise coincé sous le fer du cheval. « Dirait pas de la merde, hein ? Possible, tu crois, que toute la colline soit de la merde de Craster ?

— Hé ! sourit Jon, depuis le temps qu’il l’occupe, à ce qu’il paraît…

— Voilà qui me réconforte. Zou, le Vieil Ours t’attend.

— Reste ici, Fantôme », ordonna Jon. Deux pans de peau de daim tenaient lieu de porte au manoir de Craster. Baissant la tête pour ne pas heurter le linteau, Jon se faufila dans la salle. Une vingtaine d’officiers s’y trouvaient déjà, groupés autour du foyer central, parmi les mares que formaient leurs bottes sur le sol de terre battue. L’atmosphère puait la suie, la fiente et le chien mouillé. Et l’humidité persistait quelque peu, malgré l’épaisseur de la fumée que par le trou du toit refoulait la pluie. Au-dessus de cette pièce unique se trouvait un galetas de couchage auquel on accédait par deux échelles rudimentaires.

En se rappelant son humeur, le jour où l’on avait quitté le Mur, nerveux comme une pucelle mais brûlant d’entrevoir les mystères et merveilles que recélerait chaque horizon nouveau, Jon, devant ces lieux sordides et fétides, songea : Eh bien, en voilà une, de tes merveilles ! L’âcreté de la fumée lui embuait l’œil. Dommage que Pyp et Crapaud ignorent ce qu’ils ratent.

De l’autre côté du feu trônait Craster, seul à jouir d’un siège individuel. Lord Mormont lui-même devait se contenter du banc commun. Son corbeau lui ronchonnait sur l’épaule, et derrière lui se tenaient côte à côte Jarman Buckwell dont luisaient, sous le goutte à goutte de la maille rapetassée, les cuirs détrempés, et, paré des dépouilles du regretté Rykker, pesant corselet de plates et manteau liséré de martre, Thoren Petibois.

Si son justaucorps en peau de mouton rivalisait dans le minable avec ses fourrures dépareillées, Craster portait au poignet un lourd bracelet que ses reflets suggéraient d’or. Et si avancé fût-il dans l’hiver de ses jours, comme en témoignait sa crinière grise tirant vers le blanc, il conservait un aspect puissant. Nez camus et bouche affaissée lui conféraient un air cruel, et il lui manquait une oreille. Ainsi, voici un sauvageon. Alors que, dans les contes de Vieille Nan, cette engeance-là buvait du sang dans des crânes humains, celui-ci ne lampait apparemment qu’une bière blonde, et dans une coupe de pierre ébréchée. On n’avait pas dû lui narrer les contes.

« Ça fait trois ans que je n’ai pas vu Benjen Stark, disait-il à Mormont, et, pour parler franc, sans l’ombre d’un regret. » Une demi-douzaine de chiots noirs persillés de pourceaux erraient parmi l’assistance, et des femmes empaquetées dans des haillons de daim distribuaient des cornes à bière, attisaient les braises et jetaient dans une marmite carottes en rondelles et hachis d’oignons.

« Il aurait dû passer par ici l’an dernier », lâcha Petibois. Un chien vint lui renifler les mollets, un coup de pied l’expédia piailler au diable.

« Il était parti à la recherche de ser Waymar Royce, disparu avec ses compagnons, Gared et le jeune Will, précisa Mormont.

— Ces trois-là, mouais, m’en souviens. Pas plus vieux que ces chiots, le damoiseau, mais trop de morgue, avec ses zibelines et son acier noir, pour daigner dormir sous mon toit. Et des yeux de vache aussi pour mes femmes. » Son regard loucha vers la plus voisine. « D’après Gared, ils poursuivaient des pillards. Mieux valait pas les attraper, je l’ai prévenu, avec un pareil bleu pour chef. Dans le genre corbac, moitié moins nul, ce Gared. Moins d’oreilles que moi. Bouffées par le gel. Comme la mienne. » Il s’esclaffa. « Et v’là qu’il a plus de tête non plus, alors ? Le gel encore qu’a fait ça ? »

Une giclée de sang rouge sur la neige blanche, se remémora Jon, et cette andouille de Greyjoy envoyant valser la tête du pauvre bougre. Un déserteur, c’était un déserteur. Il se revit faisant la course avec Robb, lors du retour à Winterfell, et découvrant les six louveteaux dans la neige. Des milliers d’années de cela… « Quand ser Waymar vous a quitté, où comptait-il aller ? » Craster haussa les épaules. « Se trouve que j’ai mieux à faire que surveiller les allées et venues des corbacs. » Il s’envoya une gorgée de bière et posa la coupe. « Manque ici de bon vin du sud, pour un soir d’ours. Serait pas de trop, du pinard. Et une hache neuve. Tranche plus beaucoup, la mienne, et j’y peux rien. Quand me faut bien protéger les femmes. » Il promena un regard circulaire sur leur grouillement.

« Vous êtes trop peu pour vivre aussi isolés, déclara Mormont. Si cela vous convient, je détacherai quelques hommes pour vous escorter jusqu’au Mur.

— Mur ! » La perspective eut l’air de ravir le corbeau, dont les ailes soudain déployées firent à son maître comme un grand col noir.

L’hôte, lui, grimaça un vilain sourire qui dénuda tout un chaos de chicots brunâtres. « Et qu’irions-nous faire là-bas ? vous servir à souper ? Nous sommes un peuple libre, par ici. Craster n’est le serviteur de personne.

— Par les temps qui courent, la solitude dans ces parages est une folie. Les bises vont se lever.

— Libre à elles. J’ai des racines plantées profond. » Il saisit au passage l’une des femmes par le poignet. « Dis-lui, toi. Dis au seigneur Corbac à quel point nous sommes heureux. »

Elle lécha ses lèvres étroites. « Nous sommes ici chez nous. Craster est notre protecteur. Plutôt mourir libre que vivre serf.

— Serf », marmonna le corbeau.

Mormont se pencha en avant. « Nous n’avons traversé que des villages abandonnés. Vous êtes les premiers êtres vivants que nous ayons vus depuis notre départ du Mur. Les gens ont disparu…, morts, enfuis ou captifs, je ne saurais dire. Les bêtes aussi. Il ne reste rien. Auparavant, nous avions découvert, à quelques lieues seulement du Mur, le cadavre de deux des patrouilleurs de Ben Stark. Livides et glacés, ils avaient les mains noires, les pieds noirs et des blessures qui ne saignaient pas. Et pourtant, après que nous les eûmes rapportés à Châteaunoir, ils se levèrent durant la nuit pour tuer. L’un fut le meurtrier de ser Jaremy Rykker, l’autre s’en prit à moi ; d’où je déduis qu’ils conservaient quelque souvenir de leur vie passée mais aucun sentiment d’humanité. »