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— Celle qui voit rouge, c’est ma dague, animal, dis-je d’un ton ferme.

L’autre, qui ne s’attendait à rien de tel, en riboula des yeux. Je vis qu’il m’examinait de nouveau. Cette fois, il se rendit compte du mouvement de ma main que j’avais passée derrière mon dos pour la poser sur la poignée damasquinée dépassant de mon ceinturon. Puis il arrêta son regard sur mes yeux avec une expression stupide, incapable de lire ce qu’il y avait dedans.

— Par le Christ, je vais…

Le sergent écumait, et ce n’était pas feint. Il leva une main pour me souffleter, ce qui est la plus impardonnable des offenses — du temps de nos grands-parents, seul pouvait être souffleté un homme sans heaume ni cotte de mailles, ce qui signifiait qu’il n’était pas gentilhomme — et je me dis : nous y voilà. Qui veut de tout tirer raison finit vite en prison ; et je viens de me mettre dans un pétrin sans issue, parce que je m’appelle Iñigo Balboa Aguirre et que je suis d’Onate, parce que, de surcroît, je reviens des Flandres, parce que mon maître est le capitaine Alatriste et parce que je dois répondre présent partout où l’honneur se paye au prix de la vie. Que ça me plaise ou non, me voici engagé ; et donc, quand il abaissera cette main, je n’aurai d’autre solution que d’expédier en échange un coup de dague dans la panse de ce gros lard, tiens, prends ça, voici la monnaie de ta pièce, et ensuite de m’esbigner en courant comme un dératé me mettre à l’abri en espérant que personne ne me rattrapera. Ce qui, dit plus brièvement — et pour parler comme don Francisco de Quevedo —, signifiait qu’encore un coup, et pour changer, il allait falloir se battre. Je retins donc mon souffle et m’y préparai avec cette résignation fataliste du vétéran que je devais à mon récent passé. Mais Dieu doit occuper ses moments perdus à protéger les jeunes gens arrogants, car, à cet instant, on entendit un bruit de roues et de sabots sur le gravier. Le sergent, qui n’était pas assez sot pour oublier où était son véritable intérêt, m’oublia sur-le-champ et courut mettre ses hommes en rang ; et je restai là, soulagé, en pensant que je venais de l’échapper belle.

Des carrosses sortirent des Alcazars et, à leurs armoiries, à l’escorte de cavaliers, je compris que c’était Sa Majesté la reine qui passait avec ses dames et ses suivantes. Alors mon cœur, qui était resté régulier et ferme durant l’affrontement avec le sergent, se déchaîna comme si l’on venait de lui lâcher les rênes. Tout tourna autour de moi. Les carrosses défilaient au milieu des saluts et des vivats des gens qui se précipitaient sur leur passage, et une main blanche, royale, belle et couverte de bijoux s’agitait avec élégance à une portière, pour répondre gracieusement aux hommages. Mais j’attendais autre chose, et je cherchai avec fièvre, à l’intérieur des autres carrosses, l’objet de mon émoi. Ce faisant, j’enlevai mon bonnet et me dressai de toute ma taille, tête nue et immobile devant la vision fugace de visages féminins couronnés de chignons ou de longues boucles, masqués par des éventails, de mains s’agitant pour saluer, de dentelles, de satins et de guipures. Dans la dernière voiture, enfin, j’aperçus une chevelure blonde sur des yeux bleus qui m’observèrent au passage, en me reconnaissant, intenses et surpris, avant que la vision ne s’éloigne et que je reste à contempler le dos du laquais juché à l’arrière du carrosse et la poussière soulevée par les pelotons de cavaliers de l’escorte.

À ce moment-là, j’entendis derrière moi un sifflement. Un sifflement que j’eusse été capable de reconnaître jusqu’en enfer. Très exactement : tindi-ta-ta. Et, me retournant, je me trouvai face à un fantôme.

— Tu as grandi, marmouset.

Gualterio Malatesta me regardait droit dans les yeux, et j’eus la certitude qu’il savait lire dedans. Il était vêtu de noir, comme toujours, avec un chapeau de même couleur à très large bord, et la redoutable épée à longs quillons pendant de son baudrier de cuir. Il ne portait ni cape ni manteau. Il était toujours aussi maigre que grand, avec ce visage dévasté par la petite vérole et les cicatrices qui lui donnaient un aspect cadavérique et tourmenté, que le sourire qu’il m’adressait en ce moment accentuait au lieu de l’atténuer.

— Tu as grandi, répéta-t-il, songeur.

Il parut sur le point d’ajouter « depuis la dernière fois », mais il ne le fit pas. La dernière fois, c’était sur le chemin de Tolède, le jour où il m’avait mené en voiture fermée aux cachots de l’Inquisition. Pour des raisons différentes, le souvenir de cette aventure lui était aussi pénible qu’à moi.

— Comment se porte le capitaine Alatriste ?

Je ne répondis pas, me bornant à soutenir son regard sombre et fixe comme celui d’un serpent. En prononçant le nom de mon maître, son sourire s’était fait plus dangereux sous la fine moustache taillée à l’italienne.

— Je vois que tu continues d’être un garçon peu causant.

Il tenait la main gauche, gantée de noir, sur la coquille de son épée et se tournait d’un côté et de l’autre, l’air distrait. Je l’entendis émettre un léger soupir. Presque ennuyé.

— Alors, à Séville aussi… dit-il, puis il se tut, sans que j’arrive à savoir à quoi il faisait allusion.

Sur ce, il lança un coup d’œil au sergent de la garde espagnole, occupé avec ses hommes près de la porte, et eut un mouvement du menton pour le désigner.

— J’ai assisté à ton incident avec lui. J’étais derrière, dans la foule…

Il m’étudiait, comme s’il évaluait les changements qui s’étaient opérés en moi depuis la dernière fois.

— Je vois que tu es toujours aussi pointilleux sur les questions d’honneur.

— Je reviens des Flandres, fut la réponse que je me crus obligé de faire. Avec le capitaine.

Il hocha la tête. J’observai qu’il avait maintenant quelques poils gris dans la moustache et dans les pattes qui émergeaient de son chapeau noir. Et aussi de nouvelles rides, ou de nouvelles cicatrices, sur le visage. Les années passent pour tout le monde, pensai-je. Y compris pour les misérables spadassins.

— Je sais où tu étais, dit-il. Mais que tu reviennes des Flandres ou non, il serait bon que tu te rappelles une chose : l’honneur est toujours compliqué à acquérir, difficile à conserver et dangereux à porter… Demande plutôt à ton ami Alatriste.

Je le dévisageai avec toute la dureté dont je pouvais faire preuve.

— Allez-lui demander vous-même, si vous osez. Le sarcasme glissa sur l’expression imperturbable de Malatesta.

— Je connais déjà la réponse, dit-il, impavide. Les affaires que j’ai à régler avec lui sont moins rhétoriques.

Il continuait à regarder d’un air songeur dans la direction des gardes de la porte. Finalement, il eut un ricanement, dents serrées, comme s’il pensait à une plaisanterie qu’il n’avait pas l’intention de partager avec d’autres.

— Il y a de pauvres hères, dit-il soudain, qui n’apprennent jamais rien ; comme cet imbécile qui levait la main sans se méfier des tiennes…