Les yeux de serpent, noirs et durs, revinrent se fixer sur moi.
— Moi, je ne t’aurais jamais laissé l’occasion de tirer cette dague, vaurien.
Je me tournai pour observer le sergent de la garde. Il se pavanait au milieu de ses soldats, tandis que ceux-ci refermaient les portes des Alcazars royaux. C’était vrai : ce personnage ignorait à quel point il avait été près de recevoir plusieurs pouces de fer dans les tripes. Et moi d’être pendu par sa faute.
— Souviens-t’en la prochaine fois, dit l’Italien.
Quand je me retournai, Gualterio Malatesta n’était plus là. Il avait disparu dans la foule et je pus seulement voir son chapeau noir qui s’éloignait entre les orangers, sous la tour de la cathédrale.
III
ALGUAZILS ET ARGOUSINS
Cette nuit-là devait être une nuit blanche, et fort agitée. Mais avant cela nous soupâmes, et la conversation fut fort intéressante. Il y eut également l’apparition imprévue d’un ami : car don Francisco de Quevedo n’avait pas dit au capitaine Alatriste que la personne qu’il devait rencontrer le soir était son ami Álvaro de la Marca, comte de Guadalmedina. À la surprise d’Alatriste comme à la mienne, le comte fit son entrée dans l’auberge de Becerra juste après le coucher du soleil, aussi désinvolte et cordial qu’à son habitude, embrassant le capitaine, me gratifiant d’une tape affectueuse et réclamant bruyamment du vin de qualité, un souper à la hauteur du vin et une chambre où pouvoir bavarder commodément avec ses amis.
— Je rends grâce à Dieu que vous soyez céans pour me raconter Breda.
Il avait, dans sa mise, suivi de près le roi notre maître, mais portait, en plus, un casaquin en daim. Le reste était composé d’effets de prix, quoique discrets, sans broderies ni ors : bottes militaires, gants ambrés, chapeau et longue cape ; et à la ceinture, outre l’épée et la dague, une paire de pistolets. Connaissant don Álvaro, il était clair que sa soirée allait se prolonger au-delà de notre entretien et qu’il y aurait, au petit matin, un mari ou une abbesse qui serait bien avisé de ne dormir que d’un œil. Je me souvins de ce qu’avait dit Quevedo sur son rôle d’accompagnateur dans les promenades nocturnes du roi.
— Je te vois fort bonne mine, Alatriste.
— Vous non plus, monseigneur, ne semblez pas en mauvaise condition.
— Bah. Je fais ce qu’il faut pour cela. Mais ne t’illusionne pas, ami. À la Cour, ne pas travailler donne beaucoup de travail.
Il était resté le même : élégant, affable, cachant des manières raffinées sous la chaleureuse spontanéité un peu rude, presque militaire, dont il avait toujours fait preuve dans ses relations avec mon maître, depuis que celui-ci lui avait sauvé la vie dans le désastre des Querquenes. Il leva son verre en l’honneur de Breda, d’Alatriste et même de moi, discuta avec don Francisco des consonantes d’un sonnet, mangea d’excellent appétit l’agneau au miel servi dans un plat en bonne faïence de Triana, demanda une pipe en terre, du tabac, et, dans les volutes de fumée, se carra sur sa chaise en dégrafant son casaquin, l’air satisfait.
— Parlons de choses sérieuses, dit-il.
Puis, alternant bouffées de pipe et gorgées de vin d’Aracena, il m’observa un moment pour décider si je devais ou non entendre ce qu’il allait dire et, finalement, nous mit au courant sans plus de détours. Il commença par expliquer que tant l’organisation des flottes pour apporter l’or et l’argent que le monopole de Séville et le contrôle strict des voyageurs pour les Indes avaient pour objet d’empêcher l’ingérence étrangère et la contrebande, et de continuer à entretenir l’énorme machine des impôts, de la douane et des taxes dont se nourrissaient la monarchie et tous les parasites qu’elle hébergeait. Telle était la raison de l’inspection portuaire, du cordon douanier autour de Séville, de Cadix et de sa baie, porte exclusive des Indes. Les coffres royaux en tiraient un magnifique profit ; avec cette particularité que, dans une administration corrompue comme celle de l’Espagne, le mieux était encore de faire payer aux administrateurs et aux responsables une redevance fixe en contrepartie de leur charge, et de les laisser ensuite agir à leur convenance en volant en toute tranquillité. Sans que cela n’empêche le roi, en temps de vaches maigres, d’ordonner parfois une punition exemplaire ou la saisie des trésors de particuliers transportés par les flottes.
— Le problème, ajouta-t-il entre deux bouffées, c’est que tous ces impôts, destinés à financer la défense du commerce avec les Indes, dévorent ce qu’ils prétendent protéger. Il faut beaucoup d’or et d’argent pour alimenter la guerre dans les Flandres, la corruption et l’apathie de la nation. Ainsi les commerçants doivent-ils choisir entre deux maux : ou se voir saignés à blanc par les finances royales, ou faire de la contrebande… Tout cela alimente une grande abondance de coquins…
Il regarda Quevedo en souriant pour le prendre à témoin.
— N’est-ce pas, don Francisco ?
— Ici, acquiesça le poète, même les gueux se payent de la dentelle au fuseau.
— Ou mettent de l’or dans leur poche.
— Certes.
Quevedo but un long trait et s’essuya les lèvres du dos de la main.
— En fin de compte, c’est un seigneur puissant que messire l’Argent.
Guadalmedina le regarda, admiratif.
— Par Dieu, la belle définition. Vous devriez, monsieur, écrire quelque chose là-dessus.
— Je l’ai déjà fait.
— Allons donc. Je m’en réjouis.
— « Il naît honnête aux Indes… » Récita don Francisco, en portant de nouveau le pot à ses lèvres et en enflant la voix.
— Ah, c’était donc de vous.
Le comte fit un clin d’œil à Alatriste.
— Je le croyais de Góngora.
Le poète en avala son vin de travers.
— Mordieu et par le Christ.
— Voyons, mon bon ami…
— Il n’y a pas de « voyons « qui tienne, par Belzébuth. Un affront comme celui que vous m’infligez, monseigneur, même des luthériens ne se le feraient pas entre eux… Qu’ai-je à voir, moi, avec ces résidus d’excréments qui, ah ! Les bons apôtres, jouent aux doux bergers après avoir été juifs et maures ?
— Je voulais seulement vous taquiner.
— Pour de telles taquineries, j’ai coutume de me battre, monsieur le comte.
— Eh bien, avec moi, n’y songez pas.
L’aristocrate souriait, conciliateur et bon enfant, en caressant sa moustache frisée et sa barbiche.
— Je me souviens de la leçon d’escrime que votre seigneurie donna à Pacheco de Narvaez.
Il leva gracieusement la main droite pour la porter de façon fort civile à un chapeau imaginaire.
— Je vous présente mes excuses, don Francisco.
— Hum.
— Comment, « hum » ? Je suis grand d’Espagne, palsambleu. Ayez la bonté d’apprécier mon geste.
— Hum.
La mauvaise humeur du poète un peu apaisée, malgré tout, Guadalmedina poursuivit en apportant des détails que le capitaine Alatriste écoutait avec attention, pot de vin à la main, son profil rougeoyant à demi éclairé par la flamme des chandelles posées sur la table. La guerre est propre, avait-il dit un jour. Et maintenant je comprenais enfin ce qu’il avait voulu dire. Quant aux étrangers, expliquait Guadalmedina, pour esquiver le monopole, ils se servaient d’intermédiaires locaux comme hommes de paille — on les appelait les trafiquants, ce qui disait tout —, ce qui leur permettait de détourner les marchandises, l’or et l’argent qu’ils n’auraient jamais pu acquérir directement. Mais, surtout, l’histoire des galions qui partaient de Séville et y revenaient était une fiction légale : ils s’arrêtaient presque toujours à Cadix, à Puerto de Santa Maria ou dans l’estuaire de Sanlúcar où ils transbordaient. Tout cela incitait nombre de commerçants à s’installer dans cette région, où il était plus facile d’échapper à la surveillance.