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— Ils en sont arrivés au point de construire des bateaux avec un tonnage officiel déclaré, et un autre, le vrai. Tout le monde sait que quand ils avouent cinq, ils transportent dix ; mais la subornation et la corruption maintiennent les bouches closes et les vocations ouvertes. Trop de gens ont fait fortune ainsi… — Il fixa le fourneau de sa pipe, comme si quelque chose y attirait son attention.

— Y compris des dignitaires exerçant de hautes charges.

Álvaro de la Marca continua son récit. Endormie par les bénéfices du commerce outre-mer, Séville, comme le reste de l’Espagne, était incapable de maintenir une industrie qui lui fût propre. Beaucoup de gens originaires d’autres pays avaient réussi à s’y établir ; leur ténacité et leur travail les rendaient désormais indispensables. Cela leur donnait une situation privilégiée en tant qu’intermédiaires entre l’Espagne et toute l’Europe contre laquelle nous nous trouvions en guerre. Le paradoxe était que, dans le même temps où l’on combattait l’Angleterre, la France, le Danemark, le Turc et les provinces rebelles, on leur achetait, en passant par des tiers, les denrées, le gréement, le goudron, les voiles et autres produits nécessaires tant sur la Péninsule que de l’autre côté de l’Atlantique. L’or des Indes s’échappait ainsi pour financer des armées et des navires qui nous combattaient. C’était le secret de polichinelle, mais personne ne mettait fin à ce trafic, parce que tout le monde en bénéficiait. Y compris le roi.

— Le résultat saute aux yeux : l’Espagne part à vau-l’eau. Tout le monde vole, triche, ment, et personne ne paye ce qu’il doit.

— Et en plus, ils s’en vantent, ajouta Quevedo.

— En plus.

Dans ce tableau, poursuivit Guadalmedina, la contrebande de l’or et de l’argent était décisive. Les trésors importés par des particuliers étaient déclarés pour la moitié de leur valeur, grâce à la complicité des douaniers et des employés de la chambre de commerce. Chaque flotte apportait une fortune qui disparaissait dans les poches de particuliers ou finissait à Londres, Amsterdam, Paris ou Genève. Étrangers et Espagnols, commerçants, dignitaires, généraux des flottes, amiraux, passagers, marins, militaires et ecclésiastiques pratiquaient cette contrebande avec enthousiasme. Édifiant, à cet égard, était le scandale de l’évêque Ferez de Espinosa qui, à sa mort quelques années plus tôt, à Séville, avait laissé cinq cent mille réaux et soixante-deux lingots d’or, confisqués par la Couronne quand on avait découvert qu’ils provenaient des Indes et n’avaient pas passé la douane.

— On estime, ajouta l’aristocrate, que la flotte qui est sur le point d’arriver transporte, outre différentes marchandises, vingt millions de réaux en argent de Zacatecas et du Potosi, tant du trésor royal que de particuliers… Et aussi huit cents quintaux d’or en barres.

— Ce n’est là que la quantité officielle, précisa Quevedo.

— Exact. On estime que pour l’argent, un quart supplémentaire vient de la contrebande. Quant à l’or, il appartient presque en totalité au trésor royal… Mais un des galions transporte une cargaison clandestine de lingots. Une cargaison que personne n’a déclarée.

Álvaro de la Marca se tut et but une longue gorgée pour laisser au capitaine Alatriste le temps de bien assimiler le sens de ses paroles. Quevedo avait sorti une petite tabatière et se fourra dans le nez une pincée de poudre. Après avoir discrètement éternué, il s’essuya avec un mouchoir froissé qu’il tira d’une manche.

— Le navire s’appelle le Virgen de Regla, reprit finalement Guadalmedina. C’est un galion de seize canons, propriété du duc de Medina Sidonia et affrété par un commerçant génois de Séville dénommé Jerónimo Garaffa… À l’aller, il transportait des marchandises diverses, du mercure d’Almaden pour les mines et des bulles papales ; et au retour, tout ce qu’on a pu y entasser. Or il peut contenir beaucoup, entre autres parce qu’on a vérifié que, si son déplacement officiel est de neuf cents tonneaux de vingt-sept arobes, les astuces de sa construction lui donnent en réalité une capacité de mille quatre cents…

Le Virgen de Regla, poursuivit-il, naviguait avec la flotte et sa cargaison déclarée comprenait de l’ambre liquide, de la cochenille, de la laine et du cuir à destination des commerçants de Cadix et de Seville. Egalement cinq millions de réaux d’argent estampillés — dont les deux tiers étaient propriété de particuliers — et mille cinq cents lingots d’or destinés au trésor royal.

— Bon butin pour des pirates, souligna Quevedo.

— Surtout si nous considérons que, dans la flotte de cette année, quatre autres navires transportent des cargaisons semblables…

Guadalmedma regarda le capitaine à travers la fumée de sa pipe.

— Tu comprends pourquoi les Anglais s’intéressaient tant à Cadix ?

— Et comment les Anglais sont-ils au courant ?

— Que diable, Alatriste ! Nous le sommes bien, nous… Si, avec de l’argent, on peut acheter jusqu’au salut de son âme, imagine pour le reste. Je te trouve bien naïf, ce soir. Où étais-tu, ces dernières années ?… Dans les Flandres ou dans les limbes ?

Alatriste se resservit du vin et ne dit rien. Ses yeux se posèrent sur Quevedo, qui esquissa un sourire et haussa les épaules. C’est ainsi, disait ce geste. Et ça l’a toujours été.

— De toute manière, continuait Guadalmedma, ce que le galion a déclaré importe peu. Nous savons qu’il transporte davantage d’argent en contrebande, pour une valeur approximative d’un million de réaux ; encore que, dans cette affaire, ce n’est pas l’argent qui compte le plus. L’important, c’est que le Virgen de Regla a dans ses cales deux mille barres d’or supplémentaires non déclarées…

Il pointa le tuyau de sa pipe vers le capitaine.

— Tu sais ce que vaut cette cargaison clandestine, au bas mot ?

— Je n’en ai pas la moindre idée.

— Eh bien, deux cent mille écus d’or.

Le capitaine contempla ses mains immobiles sur la table.

— Cent millions de maravédis, murmura-t-il.

— Exact.

Guadalmedma naît.

— Nous savons tous ce que vaut un écu.

Alatriste releva la tête pour fixer l’aristocrate.

— Vous vous trompez, monseigneur… dit-il. Tout le monde ne le sait pas aussi bien que je le sais, moi.

Guadalmedma ouvrit la bouche, sans doute pour une nouvelle taquinerie, mais l’expression glaciale de mon maître parut le dissuader tout de suite. Nous savions que le capitaine Alatriste avait tué des hommes pour la dix millième partie d’une telle quantité. Sans doute imaginait-il en cet instant, comme moi, combien d’armées on pouvait acheter avec semblable somme. Combien d’arquebuses, combien de vies et combien de morts. Combien de volontés et combien de consciences.

On entendit Quevedo se racler la gorge, puis le poète récita lentement et gravement, à voix basse :

Toute cette vie est larcin,

on est voleur sans déshonneur,

car puisque ce monde est à vendre

il est naturel de voler.

Jamais on ne verra châtier

qui vole argent ou cuivre jaune :

c’est le pauvre qui est fouette.

Après, il y eut un silence gêne. Álvaro de la Marca regardait sa pipe. Puis il la posa sur la table.

— Pour embarquer ces quarante quintaux d’or supplémentaires, reprit-il enfin, plus l’argent non déclaré, le capitaine du Virgen de Regla a fait enlever huit canons du galion. Même dans ces conditions, on dit qu’il est surchargé.