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Nous passâmes devant une taverne. Il y avait de la lumière à la fenêtre, et de l’intérieur venait un air de guitare. La porte s’ouvrit, laissant échapper des chants et des rires. Avant d’aller courir la gueuse, quelqu’un vomissait bruyamment son vin sur le seuil. Entre deux nausées, nous entendîmes sa voix rauque invoquer Dieu, et pas précisément pour prier.

— Pourquoi ne mettez-vous pas ce Garaffa en prison ? S’enquit Alatriste. Une basse-fosse, un greffier, un bourreau et des tours de corde font des miracles. Après tout, c’est le pouvoir royal qui est en cause.

— Ce n’est pas si facile. À Séville, l’Audience royale et le Cabildo se disputent le pouvoir, et l’archevêque intervient dès qu’on lève le petit doigt. Garaffa compte de bonnes relations de ce côté-là et de celui de Medina Sidonia. Cela ferait un tapage de tous les diables et, pendant ce temps, l’or s’envolerait… Non. Tout doit se passer dans la discrétion. Et le Génois, quand il aura dit ce qu’il sait, devra disparaître quelques jours. Il vit seul avec un serviteur, donc personne ne s’inquiétera, même s’il s’évapore pour toujours…

Il fit une pause significative.

— Personne, et encore moins le roi.

Après avoir prononcé ces mots, Guadalmedina garda le silence un moment. Quevedo marchait à côté de moi, un peu en arrière, se balançant au rythme de sa digne claudication, la main sur mon épaule comme si, par ce geste, il voulait me tenir à l’écart.

— En résumé, Alatriste : à toi de distribuer les cartes. Je ne voyais pas le visage du capitaine. Juste une silhouette obscure devant moi, le chapeau et l’extrémité de l’épée qui se découpaient dans les rectangles de clarté que la lune dessinait entre les avant-toits. Au bout d’un moment, je l’entendis dire :

— Expédier le Génois est aisé. Quant au reste…

Il fit une pause et s’arrêta. Nous arrivâmes à sa hauteur. Il baissait la tête et, quand il la releva, ses yeux clairs reçurent les reflets de la nuit.

— Je n’aime pas torturer.

Il dit cela avec simplicité, sans inflexions dramatiques. Un fait objectif énoncé à voix haute. Il n’aimait pas non plus le vin aigre, ni le ragoût trop salé, ni les hommes incapables de se conduire en observant des règles, même personnelles, différentes ou marginales. Il y eut un silence, et la main de Quevedo quitta mon épaule. Guadalmedina émit un toussotement gêné.

— Cela ne me concerne pas, dit-il enfin, avec un certain embarras. Et je n’ai pas non plus envie d’en savoir davantage. Obtenir les informations nécessaires, c’est l’affaire d’Olmedilla et la tienne… Il fait son métier et tu es payé pour l’aider.

— De toute manière, le Génois constitue la partie la plus facile, ajouta Quevedo, comme s’il voulait s’interposer.

— Oui, confirma Guadalmedina. Parce que, quand Garaffa aura donné les derniers détails de l’affaire, il restera encore une petite formalité, Alatriste…

Il se tenait devant le capitaine, et il n’y avait plus de gêne dans sa voix. Je ne pouvais pas bien voir son visage, mais je suis sûr qu’à cet instant il souriait.

— Le comptable Olmedilla te donnera les fonds dont tu auras besoin pour recruter une troupe triée sur le volet… De vieux amis, des hommes de ce genre. De fines lames et qui n’aient pas froid aux yeux, si tu vois ce que je veux dire. Le dessus du panier.

La complainte d’un moine qui mendiait pour les âmes du purgatoire, un cierge à la main, retentit à l’autre bout de la rue. « Souvenez-vous des défunts, disait-il. Souvenez-vous. » Guadalmedina suivit la petite flamme du regard jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans l’obscurité, puis il se tourna de nouveau vers mon maître.

— Ensuite, tu devras donner l’assaut à ce maudit bateau flamand.

Ainsi devisant, nous étions arrivés à la partie des remparts proche de l’Arenal, près du passage voûté du Golf ; lequel, avec son image de la Vierge d’Atocha sur le mur blanchi à la chaux, donnait accès à la fameuse maison close Le Rendez-vous de la Lagune. Quand les portes de Triana et de l’Arenal étaient fermées, ce passage et la maison close étaient la manière la plus pratique de se rendre hors les murs. Et Guadalmedina, selon ce qu’il nous avait confié à demi-mot, avait un rendez-vous important à la taverne de la Gamarra, à Triana, de l’autre côté du pont de bateaux qui reliait les deux rives. La taverne de la Gamarra jouxtait un couvent dont les nonnes avaient la réputation de ne l’être que contre leur volonté. Sa messe dominicale attirait plus de public qu’une comédie nouvelle : on s’y pressait, cornettes et mains blanches d’un côté des grilles, galants et soupirants de l’autre. Et l’on disait que des messieurs de la meilleure société — y compris d’illustres étrangers à la ville, comme Sa Majesté en personne — poussaient la ferveur jusqu’à venir faire leurs dévotions aux heures de peu de lumière.

Quant à la maison close de la Lagune, l’expression courante « plus pute que la Méndez » était précisément due au fait qu’une certaine Méndez — dont, parmi d’autres gens de lettres, don Francisco de Quevedo a utilisé le nom pour ses célèbres épigrammes de l’Escarramán — avait été pupille de ce lieu, lequel offrait aux voyageurs et aux marchands descendus dans la rue voisine des Teinturiers et dans d’autres auberges de la ville, et aussi aux naturels de l’endroit, jeu, musique et femmes, du genre dont le grand Lope de Vega a dit :

Connaît-on de plus grand dément que tel jeune homme se perdant derrière ces femmes qui furent de mille rustres la pâture ?

… tableau parachevé par le non moins grand don Francisco, dans son style à nul autre pareil :

Pute est celui qui se fie aux putains, et pute aussi, qui goûte à leurs festins ; pute est l’argent que chacun leur dispense pour les payer de leur pute présence.

Pute est la joie, pute la volupté que nous fournit le moment putassier ; et je le dis, pute est celui qui feint qu’une putain, madame, n’êtes point.

Le bordel était tenu par le dénommé Garciposadas, d’une famille connue à Séville du fait d’un de ses frères poète à la Cour — ami de Góngora, évidemment, et brûlé cette année même pour sodomie en même temps qu’un certain Pepillo Infante, mulâtre, également poète, qui avait été le valet de l’amiral de Castille — et d’un autre brûlé trois ans plus tôt à Malaga comme judaïsant ; et comme deux ne vont jamais sans trois, ces antécédents familiaux lui avaient valu le surnom de Garciposadas le Roussi. Ce digne personnage exerçait avec distinction le grave office de bon oncle ou de papa du lupanar, toujours prêt à se ménager les bonnes volontés dans l’intérêt bien compris de son commerce, veillant à ce qu’on laisse les armes dans le vestibule et interdisant l’entrée aux moins de quatorze ans pour ne pas contrevenir aux dispositions du corregidor. Au reste, ledit Garciposadas le Roussi entretenait d’excellentes relations, fondées sur une fructueuse réciprocité, avec les sergents d’armes, tandis qu’alguazils et argousins protégeaient son négoce sans la moindre vergogne ; car c’est à juste titre qu’il pouvait dire de lui-même :

Je suis coquin et polisson, je suis fripon, mauvais garçon, on peut m’offenser sans façons, pourvu que j’aie compensation.

La compensation étant, naturellement, une bourse bien remplie. Et aux alentours grouillait la racaille des ports, matamores jurant par l’âme d’Escamilla, ruffians, individus farouches du quartier de la Heria, marchands de vies et vendeurs de coups de couteau, tourbillon haut en couleur que grossissaient des aristocrates perdus, des naïfs ayant fait fortune aux Amériques, des bourgeois portant bonne bourse, des prêtres déguisés en laïcs, des tenanciers de tripots, pipeurs et goliards, mouches d’alguazils, virtuoses de l’arnaque et ribleurs de tout acabit ; certains étaient si malins qu’ils flairaient l’étranger à une portée d’arquebuse, et ils étaient bien souvent immunisés contre une justice que don Francisco de Quevedo a mise en vers :