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Mince et petite est à Séville celle où se rendent les sentences selon l’argent que l’on dispense.

Ainsi protégé par les autorités, Le Rendez-vous de la Lagune était ouvert toutes les nuits à un flot de gens ; c’était une fête profane où coulaient les vins les meilleurs et les plus fins, où l’on entrait tout fringant et d’où l’on sortait plein comme une outre. On y dansait la lascive sarabande, on y trouvait toujours chaussure à son pied et chacun faisait son choix. Dans le lupanar résidaient plus de trente sirènes aux charmes épanouis, chacune ayant son alcôve particulière, qu’un alguazil venait visiter tous les samedis matin — les gens de qualité allaient au Rendez-Vous de la Lagune le samedi soir — pour voir si elles n’étaient pas infectées du mal français et ne laissaient pas le client vomissant des imprécations en se demandant pourquoi Dieu ne l’avait pas refilé au Turc ou au luthérien plutôt qu’à lui. Tout cela, disait-on, mettait l’archevêque hors de lui ; car, comme on pouvait le lire dans une chronique du temps, « ce qu’il y a le plus à Séville, ce sont les fornicateurs, les faux témoins, les ruffians, les assassins, les usuriers… On compte plus de trois cents maisons de jeu et trois mille filles de joie… ».

Mais revenons à notre affaire, sans plus de détours. Álvaro de la Marca s’apprêtait à nous faire ses adieux dans le passage du Golpe, presque à la porte de la maison close, quand la malchance voulut que passât par là une ronde d’argousins conduite par un alguazil avec sa verge. Comme vous vous en souviendrez, amis lecteurs, l’incident du soldat pendu quelques jours plus tôt avait déclenché les hostilités entre la justice et la soldatesque des galères, et les uns et les autres ne cherchaient qu’à régler leurs comptes ; de sorte que, si dans la journée les argousins ne se montraient pas dans les rues, la nuit les soldats ne sortaient pas de Triana ou ne franchissaient pas les portes de la ville.

— Tiens, tiens, dit l’alguazil en nous voyant.

Nous nous regardâmes, Guadalmedina, Quevedo, le capitaine et moi, d’abord déconcertés. Aussi bien était-ce jouer de malheur que, parmi toute cette populace qui allait et venait dans la pénombre de la Lagune, ce soit nous qui soyons pris dans les dents de ce peigne.

— Messieurs les fiers-à-bras aiment prendre le frais, ajouta l’alguazil, tout goguenard.

Il était d’autant plus goguenard et de bonne humeur qu’il se sentait fort de ses quatre hommes portant épée et rondache, avec des têtes patibulaires que le peu d’éclairage rendait plus ténébreuses encore. Soudain, je compris. À la lueur de la veilleuse de la Vierge d’Atocha, la mise du capitaine Alatriste, celle de Guadalmedina, et même la mienne, avaient une allure militaire. Pour ne rien arranger, le justaucorps en daim d’Álvaro de la Marca était interdit en temps de paix — paradoxalement, je suppose qu’il l’avait mis ce soir-là pour escorter le roi — ; et il suffisait de jeter un coup d’œil au capitaine Alatriste pour flairer le soldat à une lieue. Quevedo, rapide dans le jugement comme toujours, vit venir l’orage et voulut le conjurer.

— Pardonnez-moi, monsieur, fit-il observer fort civilement à l’alguazil, mais ces hidalgos sont gens de qualité.

Des curieux se rapprochaient pour assister au spectacle, en formant un chœur : quelques ribaudes de bas étage, un ou deux bravaches, un ivrogne avec une trogne grosse comme un cierge de Pâques. Garciposadas le Roussi en personne passa sa tronche sous la voûte. Encouragé par semblable assistance, l’alguazil se dressa sur ses ergots.

— Et qui vous demande, monsieur, d’expliquer ce que nous sommes capables de vérifier tout seuls ?

J’entendis le claquement de langue impatient de Guadalmedina. « Allez, messieurs, ne vous laissez pas faire », lança une voix cachée dans l’ombre, parmi les curieux. Il y eut aussi des rires. De plus en plus de gens se pressaient sous la voûte. Les uns prenaient parti pour la justice, et les autres, plus nombreux, nous exhortaient à donner une bonne leçon à ces pourceaux.

— Je vous arrête au nom du roi.

Cela n’augurait rien de bon. Guadalmedina et Quevedo échangèrent un regard, et je vis l’aristocrate rejeter sa cape sur son épaule en découvrant son bras et son épée, en en profitant, du même coup, pour masquer son visage.

— Des hommes bien nés ne peuvent souffrir cet affront, dit-il.

— Que vous le souffriez ou non, lança l’alguazil courroucé, pour moi votre opinion ne vaut pas deux maravédis.

Après cet aimable propos, la bataille ne faisait plus de doute. Quant à mon maître, il restait calme et muet, fixant l’homme à la verge et les argousins. Son profil aquilin et l’épaisse moustache sous le large bord de son chapeau lui donnaient un aspect imposant dans cette pénombre. Ou du moins m’apparaissait-il ainsi, à moi qui le connaissais bien.

Je palpai la poignée de ma dague de miséricorde. J’eusse donné n’importe quoi pour une épée, car les autres étaient cinq et nous quatre. Je rectifiai tout de suite, désolé : avec mes deux empans d’acier, nous ne faisions que trois et demi.

— Remettez-nous vos épées, dit l’alguazil, et faites-nous la grâce de nous accompagner.

— Il y a là gens de haute noblesse, tenta une dernière fois Quevedo.

— Et moi je suis le duc d’Albe.

Il était clair que l’alguazil ne lâcherait pas le morceau, et qu’il comptait bien ramasser la mise. Il était chez lui et sous le regard de ses clients habituels. Les quatre pourceaux tirèrent leur épée et commencèrent à former un large demi-cercle autour de nous.

— Si nous en sortons indemnes et si personne ne nous identifie, murmura froidement Guadalmedina, la voix étouffée par le pan de sa cape, demain l’affaire sera enterrée… Sinon, messieurs, l’église la plus proche est celle de San Francisco.

Les argousins se rapprochaient de plus en plus. Dans leurs vêtements noirs, ils semblaient se confondre avec l’ombre. Sous la voûte, les curieux éclataient en applaudissements moqueurs. « Donne-leur leur compte, Sánchez », lança quelqu’un à l’alguazil, en se gaudissant. Sans hâte, plein d’assurance et de forfanterie, le dénommé Sánchez glissa la verge dans son ceinturon, tira l’épée et, de la main gauche, empoigna un énorme pistolet.

— Je compte jusqu’à trois, dit-il, en se rapprochant encore. Une…

Don Francisco de Quevedo me fit doucement reculer, en s’interposant entre les argousins et moi. Guadalmedina observait maintenant le profil du capitaine Alatriste, qui restait toujours au même endroit, impassible, calculant les distances et tournant très lentement le corps pour ne pas lâcher du regard l’argousin le plus proche, sans cesser de surveiller les autres du coin de l’œil. Je notai que Guadalmedina cherchait des yeux celui que mon maître regardait, puis, s’en désintéressant, se reportait sur un autre, comme s’il tenait la question pour résolue.

— Deux…

Quevedo se débarrassa de sa courte cape.

— Il ne nous reste plus qu’à… etc., murmurait-il entre ses dents tout en la dégrafant pour l’enrouler autour de son bras gauche.

De son côté, Álvaro de la Marca plia la sienne en trois, de manière à protéger en partie son torse des coups d’épée qui allaient s’abattre comme grêle en avril. M’écartant de Quevedo, j’allai me placer près du capitaine. Sa main droite s’approchait de la coquille de son épée, et la gauche frôlait le manche de sa dague. Je pus entendre sa respiration, très forte et très lente. Tout à coup, je me rendis compte que cela faisait plusieurs mois, depuis Breda, que je ne l’avais pas vu tuer un homme.