Toujours est-il que, quand j’arrivai près de Diego Alatriste, mon maître sourit un peu en posant une main sur mon épaule. Il avait l’air songeur, ses yeux glauques observaient le paysage, et je me souviens d’avoir pensé que ce n’était pas l’aspect qu’eut dû prendre un homme qui rentrait en son pays.
— Nous voici revenus, mon garçon.
Il dit cela sur un ton étrange, résigné. Dans sa bouche, être là plutôt que n’importe où ailleurs semblait n’avoir aucune importance. Je regardais Cadix, fasciné par le jeu de la lumière sur ses maisons blanches et la majesté de son immense baie vert et bleu ; cette lumière si différente de celle de mon Ofiate natal, et que, pourtant, je ressentais aussi comme mienne.
— L’Espagne, murmura Curro Garrote. Il avait un sourire mauvais, l’air méprisant, et il avait prononcé le nom entre ses dents, comme s’il crachait.
— Cette vieille chienne ingrate, ajouta-t-il.
Il tâtait toujours son bras estropié comme si celui-ci le faisait soudain souffrir, ou comme s’il se demandait en lui-même au nom de quoi il avait failli le laisser, et tout le corps avec, dans le réduit de Terheyden. Il allait ajouter encore quelque chose ; mais Alatriste lui lança un regard en dessous, l’air sévère, l’œil pénétrant, avec ce nez en bec d’aigle dominant la moustache qui lui donnait l’aspect menaçant d’un faucon dangereux et impitoyable. Il le dévisagea un instant puis revint à moi, avant de river à nouveau son regard glacé sur l’homme de Malaga qui referma la bouche sans poursuivre.
Pendant ce temps, les ancres étaient jetées à la mer et notre navire s’immobilisa dans la baie. Vers la bande de sable qui unissait Cadix à la terre ferme, on voyait monter la fumée noire du bastion du Puntal, mais la cité avait peu souffert des effets de la bataille. Sur le rivage, les gens nous saluaient en agitant les bras, se pressant entre les magasins royaux et le bâtiment de la douane, tandis que des felouques et de petites embarcations nous entouraient au milieu des vivats de leurs équipages, comme si c’était nous qui avions chassé les Anglais de Cadix. J’ai su ensuite qu’on nous avait pris par erreur pour l’avant-garde de la flotte des Indes, dont, tout comme de Lexte étrillé et ses pirates anglicans, nous devancions l’arrivée de quelques jours.
Et, par le Christ, on ne peut pas dire que notre voyage n’avait point été, lui aussi, long et hasardeux ! Surtout pour moi, qui n’avais jamais connu les froides mers septentrionales. Depuis Dunkerque, en convoi de six galions, auxquels s’ajoutaient d’autres navires marchands et divers corsaires basques et flamands, au total seize voiles, nous avions forcé le blocus hollandais vers le nord, où personne ne nous attendait, et nous étions tombés sur la flotte des pêcheurs de hareng néerlandais auxquels nous avions donné belle et bonne chasse, avant de contourner l’Ecosse et l’Irlande, et de descendre ensuite vers le sud par l’océan. Les navires marchands et un galion s’étaient détachés pour gagner Vigo et Lisbonne, tandis que le reste des grands navires poursuivait sa route vers Cadix. Quant aux corsaires, ils étaient restés plus haut, rôdant en face des côtes anglaises, faisant fort bien leur ouvrage qui était de piller, brûler et désorganiser les activités maritimes de l’ennemi, tout comme celui-ci le faisait dans les Antilles et partout où il le pouvait. Car on prend ce qu’on peut où l’on peut, et toujours à la grâce de Dieu.
C’est dans ce voyage que j’avais assisté à ma première bataille navale, lorsque, passé le canal entre l’Ecosse et les Shetland, à quelques lieues à l’ouest d’une île appelée Foula, ou Foui, noire et inhospitalière comme toutes ces terres au ciel gris, nous étions tombés sur une grande flottille de ces bateaux de pêche au hareng que les Hollandais nomment buizen, escortée de quatre navires de guerre luthériens, dont une hourque énorme et de belle prestance. Et tandis que nos navires marchands restaient à l’écart, louvoyant face au vent, les corsaires basques et flamands avaient fondu comme des vautours sur les pêcheurs, et le Virgen del Azogue, qui était notre navire amiral, avait conduit le reste sus aux bateaux de guerre hollandais. Comme à leur habitude, les hérétiques avaient voulu jouer de leur artillerie en tirant de loin avec leurs canons de quarante livres et leurs couleuvrines, forts de l’adresse de leurs équipages, mieux formés aux manœuvres sur mer que les Espagnols ; habileté dans laquelle — comme l’a démontré le désastre de la Grande Armada — Anglais et Hollandais nous étaient toujours supérieurs, car leurs souverains et gouvernants ont encouragé la science nautique et pris soin de leurs marins en leur offrant bonne solde ; tandis que l’Espagne, dont l’immense empire dépendait de la mer, a vécu en lui tournant le dos, habituée à donner plus d’importance au soldat qu’au navigateur. Car alors même que les prostituées du port ne juraient que par les Guzmán et les Mendoza, la milice était tenue ici pour un corps de nobles hidalgos et les gens de mer pour de la racaille. Avec ce résultat que, face à un ennemi réunissant de bons artilleurs, des équipages habiles et des capitaines expérimentés, nous qui pouvions pourtant compter sur de bons amiraux, de bons pilotes et des navires meilleurs encore, nous n’avions à bord qu’une infanterie très courageuse et pas grand-chose d’autre. Quoi qu’il en soit, il reste patent qu’à cette époque les Espagnols étaient très redoutés dans le corps à corps ; raison pour laquelle, dans les combats navals, les Hollandais et les Anglais tentaient toujours de se maintenir à distance, de déchaîner leur feu sur nous et de faucher nos ponts pour tuer beaucoup de monde et nous mener à reddition, tandis que nous essayions, au contraire, de nous approcher assez près pour passer à l’abordage, car c’était là que l’infanterie espagnole donnait le meilleur d’elle-même et savait se montrer féroce et invincible. Tel avait été le déroulement du combat de l’île de Foula, les nôtres s’efforçant de réduire la distance, comme nous en avions l’habitude, et l’ennemi tentant de s’y opposer par un feu nourri, comme il le faisait toujours lui aussi. Mais l’Azogue, malgré le coup qui avait mis bas une partie de son gréement et couvert son pont de sang, avait réussi à entrer hardiment au milieu des hérétiques, si près de leur navire amiral que les voiles de sa civadière balayaient le tillac du hollandais ; et, après avoir jeté des grappins d’abordage, un fort parti d’infanterie espagnole s’était jeté dans la hourque sous le feu des mousquets en brandissant piques et haches. Et bientôt, nous autres qui, sur le Jesús Nazareno, nous tenions vent debout en arquebusant l’autre bord de l’ennemi, nous avions vu comment les nôtres parvenaient jusqu’au château du navire amiral hollandais et rendaient très cruellement aux autres tout le mal que ceux-ci leur avaient fait de loin. Il suffit, pour résumer, d’indiquer que les plus fortunés des hérétiques furent ceux qui s’étaient jetés dans l’eau glacée pour ne pas être égorgés. Tant et si bien que nous leur avions pris deux hourques et coulé une troisième, la quatrième s’échappant en fort piteux état, tandis que les corsaires — nos Flamands catholiques de Dunkerque n’étaient pas restés à la traîne — pillaient et incendiaient tout à leur aise vingt-deux bateaux de pêche, qui fuyaient en tirant des bords désespérés dans toutes les directions comme des poules quand des goupils se sont glissés dans le poulailler. Et, à la tombée de la nuit, qui sous cette latitude et sur ces mers arrive à l’heure où, en Espagne, c’est encore le milieu de l’après-midi, nous avions fait voile au sud-ouest en laissant à l’horizon un paysage d’incendies, de naufrages et de désolation.