— Bien joué, dit-il.
Le capitaine étudia le visage ingrat du comptable, sa barbiche, la peau parcheminée et jaunie qui semblait contaminée par les chandelles avec lesquelles il s’éclairait dans son cabinet. Il ne répondit pas et se contenta de porter son vin à ses lèvres pour le boire, lui, en revanche, longuement et d’un seul trait. Son compagnon continuait à le regarder avec curiosité.
— On ne m’a pas trompé sur le compte de votre seigneurie, dit-il finalement.
— L’affaire du Génois était chose facile, répondit Alatriste, l’air sombre.
Puis il se tut. J’en ai fait bien d’autres, et de moins simples, disait ce silence. Olmedilla semblait l’interpréter comme il le fallait, car il acquiesça lentement, à la façon grave de quelqu’un qui, ayant compris, a la délicatesse de ne pas aller plus avant. Quant au Génois et à son serviteur, ils se trouvaient en ce moment, menottes et bâillonnés, dans une voiture qui les menait hors de Séville, vers une destination que le capitaine ignorait — et qu’il n’avait aucune envie de connaître —, escortés d’alguazils à la mine patibulaire qu’Olmedilla devait tenir prêts depuis longtemps, car ils étaient apparus comme par enchantement dans la rue de la Maison du Maure après avoir fait taire la curiosité des voisins en prononçant les mots magiques de Saint-Office, pour disparaître ensuite fort discrètement avec leurs prises en direction de la porte de Carmona.
Olmedilla déboutonna son pourpoint et en tira un pli cacheté. Après l’avoir gardé dans sa main un moment, comme s’il devait vaincre ses derniers scrupules, il le posa sur la table, devant le capitaine.
— C’est un ordre de paiement, dit-il. Il est établi au porteur pour cinquante doublons d’or anciens… Il peut être honoré en la maison de don Joseph Arenzana, place San Salvador. Personne ne posera de questions.
Alatriste regarda le papier sans y toucher. Les doublons d’or étaient, à l’époque, la monnaie la plus convoitée. Ils avaient été battus en métal fin il y avait plus d’un siècle, au temps des Rois Catholiques, et nul n’en discutait la valeur quand on les faisait sonner sur une table. Il connaissait des hommes capables de tuer leur mère pour une de ces pièces.
— Il y aura six fois cette somme, ajouta Olmedilla, quand tout sera fini.
— C’est bon à savoir.
Le comptable contempla son pot de vin d’un air pensif. Une mouche y nageait en faisant de vains efforts pour se libérer.
— La flotte arrive dans trois jours, dit-il, concentré sur l’agonie de l’insecte.
— Combien d’hommes faut-il ?
D’un doigt taché d’encre, Olmedilla indiqua l’ordre de paiement.
— Cela, c’est à votre seigneurie d’en décider. D’après le Génois, le Niklaasbergen porte vingt et quelques marins, plus le pilote et le capitaine… Tous flamands et hollandais, sauf le pilote. Il est possible que quelques Espagnols montent à Sanlúcar avec la cargaison. Et nous ne disposons que d’une nuit.
Alatriste fit un rapide calcul.
— Douze, ou quinze. Ceux que je pourrai recruter avec cet or suffiront largement pour ce travail.
Olmedilla agita la main, évasif, laissant entendre que le travail d’Alatriste n’était pas de son ressort.
— Vous devrez, dit-il, les tenir prêts dès la nuit précédente. Le plan consiste à descendre le fleuve pour arriver à Sanlúcar au coucher du soleil…
Il inclina la tête, le menton dans le col, comme pour chercher s’il n’oubliait rien.
— J’irai avec vous.
— Jusqu’où ?
— Nous verrons.
Le capitaine le dévisagea, sans cacher sa surprise.
— Ce ne sera pas un combat d’encre et de papier.
— C’est égal. J’ai le devoir de contrôler la cargaison et d’organiser son transbordement, dès que vous vous serez emparé du navire.
Alatriste dissimula un sourire. Il n’imaginait pas le comptable parmi le genre de personnages qu’il avait l’intention de recruter, mais il comprenait que, vu la nature de l’affaire, celui-ci se montrât méfiant. Une telle quantité d’or constituait une tentation, et quelques lingots pouvaient facilement se volatiliser en route.
— Vous me pardonnerez de vous dire, précisa le comptable, que tout détournement signifie la potence.
— Pour vous aussi, messire ?
— Pour moi aussi, probablement. Alatriste passa un doigt sur sa moustache.
— Je gagerai, dit-il ironiquement, que votre salaire n’inclut pas ce genre d’émotions.
— Mon salaire inclut de remplir mes obligations.
La mouche avait cessé de se débattre, et Olmedilla continuait de la regarder. Le capitaine se reversa du vin. Tandis qu’il buvait, il vit que l’autre levait de nouveau les yeux pour contempler avec intérêt les deux cicatrices de son front, puis son bras gauche, dont la brûlure bandée était cachée par la manche de la chemise. Et qui, certainement, lui faisait un mal de mille diables. Finalement, Olmedilla fronça de nouveau les sourcils, comme s’il tournait et retournait une pensée qu’il hésitait à formuler à haute voix.
— Je me demande, seigneur capitaine, dit-il, ce que vous auriez fait si le Génois ne s’était pas laissé impressionner.
Alatriste promena son regard sur la rue ; le soleil qui se réverbérait sur le mur d’en face lui faisait plisser les paupières, en accentuant son expression impénétrable. Puis il reporta les yeux sur la mouche noyée dans le vin d’Olmedilla, continua de boire le sien et ne dit rien.
V
LE DÉFI
Se découpant sur le clair de lune, les colonnes d’Hercule, d’une hauteur de deux hallebardes, se dressaient devant l’Alameda. Derrière, les cimes des ormes s’étendaient à perte de vue, épaississant la nuit sous leurs branches. À cette heure ne passaient ni carrosses avec des dames élégantes, ni nobles sévillans caracolant sur leurs chevaux parmi les haies, les fontaines et les bassins. On entendait seulement le bruit de l’eau dans les canaux et, parfois, au loin, du côté de la croix du Rodéo, l’aboiement inquiet d’un chien.
Je m’arrêtai près d’une des grosses colonnes de pierre et écoutai, retenant ma respiration. J’avais la bouche sèche comme si elle était tapissée de sable, et mon sang battait si fort aux poignets et aux tempes que si, à cet instant, on m’avait ouvert le cœur, on n’en eût pas trouvé une goutte dedans. Scrutant l’Alameda avec appréhension, j’écartai la courte cape de flanelle que je portais sur les épaules, afin de dégager la poignée de l’épée passée dans mon ceinturon de cuir. Son poids, s’ajoutant à celui de la dague, m’apportait une singulière consolation dans cette solitude. Puis je vérifiai le casaquin en peau de buffle qui me protégeait le torse. Il appartenait au capitaine Alatriste, et je me l’étais approprié avec force précautions, profitant de ce que son propriétaire se trouvait en bas avec don Francisco de Quevedo et Sebastián Copons, en train de souper, boire et parler des Flandres. J’avais feint une indisposition pour me retirer rapidement et me livrer aux préparatifs que j’avais conçus après avoir passé toute la journée à réfléchir. C’est ainsi que je m’étais soigneusement lavé la figure et les cheveux, avant d’enfiler une chemise propre au cas où, à l’issue de cette aventure, un morceau de cette chemise devait finir enfoncé dans ma chair. Le justaucorps du capitaine était trop grand pour moi, aussi avais-je comblé la différence en mettant dessous mon vieux pourpoint de valet, bourré d’étoupe. J’avais complété mon habillement par des chausses en daim rapiécées qui avaient survécu au siège de Breda — efficaces pour protéger les cuisses d’éventuels coups d’épée —, des brodequins à semelles de crin, des guêtres et un bonnet. Ce n’était certes pas la mise qui convenait pour faire la cour aux dames, avais-je pensé en me regardant dans le reflet d’une bassine en cuivre. Mais mieux valait ressembler à un ruffian vivant que finir en mort élégant.