J’étais sorti à pas de loup, le casaquin et l’épée dissimulés sous la cape. Seul don Francisco m’avait aperçu un instant et, de loin, il m’avait adressé un sourire, tout en continuant à converser avec le capitaine et Copons qui, par chance, tournaient le dos à la porte. Une fois dans la rue je m’étais arrangé plus convenablement, tout en marchant vers la place San Francisco ; de là, en évitant les rues plus fréquentées, j’avais suivi du mieux que j’avais pu les parages de la rue des Serpents et de celle du Porc pour déboucher sur l’Alameda déserte.
Pas si déserte que cela, à vrai dire. Une mule hennit sous les ormes. Je sursautai et scrutai l’obscurité du bois jusqu’à ce que mes yeux s’y habituent et que je devine la forme d’une voiture arrêtée près d’une fontaine en pierre. J’avançai très prudemment, la main sur le pommeau de mon épée, et j’aperçus la faible lueur d’une lanterne sourde qui éclairait l’intérieur du carrosse. Et, pas après pas, très lentement, j’arrivai près du marchepied.
— Bonsoir, soldat.
Cette voix me priva de la mienne et fit trembler la main que je gardais posée sur le pommeau de l’épée. Après tout, peut-être n’était-ce pas un piège. Peut-être était-ce vrai qu’elle m’aimait et que, tenant sa promesse, elle était là, à m’attendre. Il y avait une ombre masculine en haut, sur le siège du cocher, et une autre à l’arrière de la voiture : deux serviteurs silencieux veillaient sur la menine de la reine.
— Je suis heureuse de constater que vous n’êtes pas un couard, murmura Angelica.
J’ôtai mon bonnet. La lueur de la lanterne sourde permettait tout juste de distinguer les formes dans l’ombre, mais elle suffisait pour éclairer le revêtement intérieur, les reflets dorés dans ses cheveux, le satin de sa robe quand elle bougeait sur son siège. J’abandonnai toute précaution. La portière était ouverte et je montai sur le marchepied. Un parfum délicieux m’enveloppa comme une caresse. Cette odeur, pensai-je, est celle de sa peau, et le bonheur de la respirer mérite que je risque ma vie.
— Vous êtes venu seul ?
— Oui.
Il y eut un long silence. Quand elle parla de nouveau, le ton de sa voix semblait admiratif.
— Ou vous êtes vraiment stupide, dit-elle, ou vous êtes vraiment un hidalgo.
Je restai muet. J’étais trop heureux pour gâcher ce moment par des paroles. La pénombre permettait de deviner le reflet de ses yeux. Elle continuait à me regarder sans rien dire. Je frôlais le satin de sa robe.
— Vous avez dit que vous m’aimiez, prononçai-je enfin.
Il y eut de nouveau un très long silence, interrompu par le hennissement impatient des mules. J’entendis le cocher s’agiter sur son siège et les calmer d’un claquement de rênes. À l’arrière, le postillon restait toujours une forme immobile.
— J’ai dit cela ?
Elle demeura un instant sans parler, comme si elle tentait réellement de se souvenir de notre conversation du matin, dans les Alcazars.
— C’est peut-être vrai, conclut-elle.
— Moi, je vous aime, déclarai-je.
— Est-ce pour cela que vous êtes ici ?
— Oui.
Elle penchait son visage vers le mien. Je jure par Dieu que je pouvais sentir ses cheveux m’effleurer la figure.
— Dans ce cas, murmura-t-elle, voilà qui mérite sa récompense.
Elle posa sa main sur mon visage avec une douceur infinie et, soudain, je sentis ses lèvres presser les miennes. Je les eus un moment sur ma bouche, légères et fraîches. Puis elle se retira dans le fond de la voiture.
— C’est seulement une avance sur ce que je vous dois, dit-elle. Si vous êtes capable de vous garder en vie, vous pourrez réclamer le reste.
Elle donna un ordre au cocher, et celui-ci fit claquer son fouet. Le carrosse s’ébranla et s’éloigna. Et je restai interdit, le bonnet dans une main, et les doigts de l’autre touchant, incrédules, la bouche qu’Angelica d’Alquézar venait de baiser. L’univers tournait follement autour de ma tête, et je mis un long moment à recouvrer mes esprits.
Alors je regardai autour de moi, et je vis les ombres.
Elles sortaient de l’obscurité, entre les arbres. Sept formes noires, dissimulées sous des capes et des chapeaux. Elles approchèrent lentement, comme si elles disposaient de tout le temps du monde, et je sentis ma peau se hérisser sous le casaquin de buffle.
— Par Dieu, le gamin est seul, dit une voix.
Cette fois elle ne faisait pas tiruli-ta-ta, mais je reconnus sur-le-champ son grincement métallique, rauque et cassé. Elle venait de l’ombre la plus proche, qui me parut très grande et très noire. Tous s’étaient arrêtés en formant cercle, comme s’ils ne savaient que faire de moi.
— Un si grand filet, ajouta une voix, pour attraper une sardine.
Ce mépris eut la vertu de me réchauffer le sang et de me rendre mon assurance. La panique qui commençait à m’envahir disparut d’un coup. Peut-être ces emmitouflés ne savaient-ils pas quoi faire de la sardine, mais celle-ci avait eu toute la journée pour réfléchir et se préparer, au cas où arriverait ce qu’il était précisément en train d’arriver. Tous les dénouements possibles, y compris le pire, je les avais soupesés et assumés cent fois en imagination, et j’étais prêt. J’eusse seulement voulu me ménager le temps d’un acte de contrition en règle, mais cela, il ne fallait pas y penser. Je fis donc sauter l’attache de ma cape, respirai profondément, me signai et tirai l’épée. Quel dommage, pensai-je avec tristesse, que le capitaine Alatriste ne puisse me voir en ce moment. Il eût aimé constater que le fils de son ami Lope Balboa savait, lui aussi, mourir.
— Allons-y, dit Malatesta.
Il ne put en dire plus, car, me piétant fermement, je lui envoyai un coup d’épée qui traversa sa cape et ne le manqua que d’un pouce. Il fit un bond en arrière pour m’esquiver, et je pus encore lui expédier un autre coup du tranchant de ma lame avant qu’il n’empoigne sa rapière. Celle-ci jaillit de son fourreau avec un sifflement sinistre, et je vis reluire l’acier tandis que l’Italien prenait de la distance pour se donner le temps de se défaire de sa cape et de se mettre en garde. Sentant que ma dernière chance me filait entre les doigts, j’avançai avec décision, en le serrant de nouveau de près ; et déchaîné, mais encore maître de moi, je levai violemment le bras pour feindre un coup de taille à la tête, je passai de l’autre côté et, d’un revers identique, je réitérai, d’une main si heureuse que, s’il n’eût point porté de chapeau, mon ennemi eût rendu prestement son âme à l’enfer.
Gualterio Malatesta recula en trébuchant et en proférant de sonores jurons italiens. Quant à moi, voyant que je ne pouvais pousser plus loin mon avantage, je pivotai sur moi-même, la pointe de mon épée décrivant un cercle, pour faire face aux autres qui, d’abord surpris, avaient finalement porté la main à leur rapière et s’approchaient de moi sans la moindre considération. Il était clair que j’étais jugé et condamné, aussi clair que la lumière du jour que je ne reverrais jamais. Mais ce n’était pas une mauvaise façon de finir pour un natif d’Onate, pensai-je très vite, tout en tirant ma dague et en me couvrant avec elle de la main gauche. Un contre sept.