Maître en escrime était don Alonso Fierro, maniant superbement la dague et la rapière.
Tout Séville cédait devant un tel héros qui prenait un doublon pour chaque mise en bière.
Et précisément, pour ce qui est d’en appeler à l’Église ou de jouer les innocents, Séville possédait, quand il s’agissait d’échapper à la justice, le plus fameux asile du monde dans la cour des Orangers de la cathédrale, dont le nom et l’utilité sont restés éclatants avec cet autre couplet :
Parti de Cordoue en courant, j’entrai dans Séville expirant. Et là je me fis jardinier dedans la cour des Orangers.
Le cloître de l’église Majeure était la cour de l’ancienne mosquée arabe, de même que la tour de la Giralda correspondait à l’ancien minaret des Maures. Spacieuse, avec sa charmante fontaine au milieu et les orangers qui la peuplaient et lui donnaient son nom, la fameuse cour s’ouvrait, par sa porte principale, sur le parvis de marbre qui, entouré de chaînes, formait des marches autour du temple, lesquelles, durant la journée, étaient un lieu de promenade pour les oisifs et les malandrins, ainsi que de commérages pour toute la ville à l’instar des marches de San Felipe de Madrid. Le cloître, par son caractère d’enceinte sacrée, était l’endroit choisi comme asile par les ruffians, fier-à-bras et malandrins ayant maille à partir avec la justice, qui y vivaient librement, campant tout à leur à aise, recevant leurs coquines et leurs camarades de jour comme de nuit, les plus exposés ne s’aventurant pas en ville, sauf en compagnie assez nombreuse pour que les alguazils eux-mêmes n’osent les affronter. L’endroit a été décrit par les plumes les mieux taillées des lettres espagnoles, du grand don Miguel de Cervantès à don Francisco de Quevedo : c’est pourquoi j’éviterai de discourir plus longuement sur le sujet. Il n’est point de roman picaresque, de chronique de soldat ni de chanson gaillarde qui ne mentionnent Séville et la cour des Orangers. Il vous suffira, amis lecteurs, de tenter d’imaginer le climat de ce lieu légendaire, si proche du quartier des marchands de soie et de celui des marchands de laine, avec ses repris de justice, et le monde de la truanderie qui s’agglutinait là comme punaises dans bois de lit.
J’accompagnai le capitaine dans son recrutement, et nous arrivâmes au cloître de jour et par bonne lumière, à l’heure où il était aisé de reconnaître les visages. Sur les marches de l’entrée principale battait le pouls de cette Séville multicolore et parfois cruelle. À cette heure, les marches fourmillaient de désœuvrés, promeneurs, vendeurs ambulants, fripons, femmes aux œillades aguichantes, tendrons voilés et couvés par une vieille et un petit page, tire-laine experts en leur office, mendiants et saute-ruisseaux. Dans la foule, un aveugle vendait des feuillets en criant le récit de la mort d’Escamilla :
C’était le brave Escamilla, gloire et honneur de Séville…
Une demi-douzaine de bravaches assemblés sous la voûte de la porte principale écoutaient avec ravissement les tumultueux détails de la vie du spadassin légendaire, fleuron de la geste locale. Nous passâmes près d’eux pour entrer dans la cour, et le regard chargé de curiosité que le groupe adressa au capitaine Alatriste ne m’échappa point. À l’intérieur, l’ombre des orangers et la charmante fontaine abritaient une trentaine d’individus qui étaient la réplique de ceux de la porte. C’était là cette bourse aux fines lames où les honnêtes gens n’étaient point admis, et que l’on n’abandonnait qu’en donnant quittance de sa vie. Là se réfugiaient ceux qui étaient recherchés pour avoir, au moins, ouvert une balafre d’une paume dans la figure d’un quidam ou séparé quelques âmes de leur matière corruptible. Ils portaient plus de fer qu’il en est chez un armurier de Tolède, et tout n’était que casaquins en cuir de Cordoue, bottes à revers et chapeaux à large bord, moustaches immenses et reins cambrés. Pour le reste, cela ressemblait à un campement de gitans, avec des petits feux sur lesquels chauffaient des marmites, des courtines étendues sur le sol, des besaces, des nattes sur lesquelles certains dormaient, et deux tables de jeu, l’une où l’on jouait aux cartes et l’autre aux dés, entourées d’hommes qui, excités par le vin, misaient jusqu’à l’âme qu’ils avaient déjà donnée en gage au diable quand ils étaient encore au berceau. Quelques bellâtres étaient en étroite conversation avec leurs ribaudes, dont certaines n’étaient plus très jeunes, mais toutes taillées sur le même patron, courtisanes court-vêtues, marquées par la vie et l’âpreté au gain, qui venaient rendre compte des réaux laborieusement moissonnés dans les rues de Séville.
Alatriste s’arrêta devant la fontaine et observa. Je me tenais derrière lui, fasciné par tout ce que je voyais. Une catin à l’allure provocante, la cape pliée sur l’épaule comme si elle était prête à engager le fer, le salua en le traitant de beau garçon avec un aplomb éhonté ; en l’entendant, deux fier-à-bras qui jouaient aux dés à l’une des tables se levèrent lentement en nous regardant de travers. Ils étaient vêtus comme tout bon matamore : cols très ouverts à la wallonne, bas de couleur et baudriers d’une paume de large avec d’énormes boucles. Le plus jeune portait un pistolet en place de dague à la ceinture, d’où pendait une rondache de liège.
— En quoi pouvons-nous vous servir, monsieur ? demanda le premier.
Le capitaine les dévisageait, impassible, les pouces passés dans son ceinturon, le chapeau rabattu en arrière.
— En rien, messieurs, dit-il. Je cherche un ami.
— Peut-être le connaissons-nous, dit l’autre ruffian.
— Peut-être, en effet, répondit le capitaine, et il promena son regard à l’entour.
Les deux personnages se lancèrent un coup d’œil. Un troisième qui rôdait dans les parages s’approcha, curieux. J’observai le capitaine du coin de l’œil, mais je le vis très froid et très serein. Tout compte fait, ce monde était aussi le sien. Mieux que quiconque, il en connaissait les mœurs sur le bout des doigts.
— Peut-être, monsieur, désirez-vous… commença l’un d’eux.
Sans plus s’en préoccuper, Alatriste poursuivit son chemin. Je le suivis sans perdre de vue les ruffians qui chuchotaient entre eux pour décider s’il s’agissait là d’un affront et si, dans ce cas, il convenait ou non de planter quelques coups de lame dans le dos de mon maître. Ils ne durent pas réussir à se mettre d’accord, car la chose en resta là. Le capitaine regardait maintenant dans la direction d’un groupe assis à l’ombre du mur : trois hommes et deux femmes discutaient avec animation en buvant à une outre d’au moins deux arrobes. Alors je le vis sourire.
Il s’approcha de cette bande et s’y mêla. En nous voyant, les autres arrêtèrent leur conversation, l’air méfiant. L’un des hommes était très brun de peau et de poil, avec d’énormes favoris qui descendaient jusqu’aux mâchoires. Il avait au visage quelques marques qui n’étaient pas précisément de naissance, et de grosses mains aux ongles noirs et crochus. Il était bardé de cuir, portait une épée large, courte et dentelée, et avait doublé ses grègues d’une étoffe grossière, avec d’insolites lacets verts et jaunes. En apercevant mon maître, il interrompit son discours et resta bouche bée, assis là où il était.