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— Je veux bien être pendu à la pomme du mât, dit-il enfin, stupéfait, si ce n’est pas le capitaine Alatriste.

— Ce qui m’étonne, cher Juan Jaqueta, c’est que pendu, vous ne le soyez toujours pas.

Le ruffian lança deux jurons et un éclat de rire, puis se leva en secouant ses culottes.

— D’où venez-vous donc, seigneur capitaine ? demanda-t-il en serrant la main qu’Alatriste lui tendait.

— De par là.

— Seriez-vous ici, vous aussi, pour fuir le monde ?

— Je suis en visite.

— Par le sang du Christ, je me réjouis de vous voir.

Le dénommé Jaqueta demanda joyeusement l’outre de vin à ses compères, la fit circuler comme il convenait, et j’en eus moi aussi ma part. Après avoir évoqué le souvenir d’amis communs et de quelques combats partagés — je sus ainsi que le ruffian avait été soldat à Naples, et non des pires, et qu’Alatriste avait été accueilli jadis dans cette même cour —, nous allâmes un peu à l’écart. Sans détour, le capitaine dit à l’homme qu’il y avait une besogne pour lui. Faite sur mesure, avec de l’or à la clé.

— Ici ?

— A Sanlúcar.

Désolé, le ruffian fit un geste d’impuissance.

— S’il s’agissait d’une affaire facile et de nuit, il n’y aurait aucun problème, expliqua-t-il. Mais je ne peux guère me promener, car, la semaine dernière, j’ai mis à mal un marchand, beau-frère d’un chanoine de la cathédrale, et j’ai les argousins à mes basques.

— Cela peut s’arranger.

Jaqueta regarda mon maître avec beaucoup d’attention.

— Vertudieu. Ne me dites pas que vous pouvez avoir des lettres de rémission de l’archevêque.

— J’ai mieux que cela, dit le capitaine en tâtant son pourpoint. Un document qui m’autorise à recruter des amis en les mettant à l’abri de la justice.

— Rien que cela ?

— C’est comme je vous le dis.

— Vous ne vous portez pas mal, pour ce que j’en vois…

L’attention du ruffian s’était changée en respect.

— J’imagine que la besogne consiste à se servir de ses mains.

— Vous imaginez bien.

— Des vôtres, seigneur capitaine, et des miennes ?

— Et de quelques autres.

Le fïer-à-bras fourgonnait dans ses favoris. Il lança un coup d’œil vers le chœur de ses compères et baissa la voix.

— Il y a del’aubert ?

— Beaucoup.

— Et en acompte ?

— Trois pièces à double face.

L’autre siffla entre ses dents, admiratif.

— Vive Dieu, voilà qui me convient ; car dans notre profession, capitaine, les prix sont au plus bas… Pas plus tard qu’hier, un quidam est venu me voir, qui prétendait que j’estourbisse l’amant de sa légitime pour seulement vingt ducats… Que vous en semble ?

— Une honte.

— À qui le dites-vous.

Le fïer-à-bras se dandinait, le poing sur la hanche, dans la posture du matamore.

— Aussi lui ai-je répondu qu’à ce tarif-là tout ce que je pouvais faire était une balafre de dix points sur la figure, à la rigueur douze… Nous avons discuté, il n’y a rien eu à faire, et j’ai bien failli estoquer le client, mais gratis.

Alatriste regardait autour de lui.

— Pour notre affaire, j’ai besoin de gens de confiance… Pas des spadassins de comédie, mais de fines lames triées sur le volet. Qui ne soient pas du genre à pousser la chansonnette devant un greffier.

Jaqueta hocha affirmativement la tête d’un air entendu.

— Combien ?

— Une bonne douzaine, voilà ce qu’il me faut.

— L’affaire est d’importance, ce me semble.

— Vous n’imaginez quand même pas que je suis parti à pareille pêche aux requins pour trucider une petite vieille.

— Je m’en charge. Les risques sont grands ?

— Raisonnables.

Songeur, le fier-à-bras plissait le front.

— Ici, presque tout n’est que carogne, dit-il. La plupart ne sont bons qu’à couper les oreilles à des manchots ou à rouer leurs ribaudes de coups de ceinturon quand il manque cinq réaux au compte de la journée…

Il indiqua discrètement un homme de son groupe.

Celui-là pourrait nous convenir. Il se nomme Sangonera et a été aussi soldat. Méchant, bonne main, et pieds meilleurs encore… Je connais également un mulâtre qui s’abrite à l’église San Salvador : un certain Campuzano, solide et très discret, à qui on a voulu, il y a six mois, attribuer une mort, laquelle certes ne revenait qu’à lui et à quelques autres, et qui a supporté sans broncher quatre tours de corde, car il est de ceux qui savent que toute faiblesse de la langue se paye du garrot.

— Sage prudence, confirma Alatriste.

— Et puis, poursuivit Jaqueta philosophe, non ou oui, c’est le même nombre de lettres.

— Le même.

Alatriste regarda l’homme de la petite bande, assis près du mur. Il réfléchissait.

— Va pour ce Sangonera, dit-il enfin, si vous me le recommandez et si sa conversation me convainc… Je jetterai aussi un coup d’œil au mulâtre, mais j’ai besoin de plus de monde.

Jaqueta fit mine de chercher dans sa mémoire.

— Il y a encore quelques bons camarades à Séville, comme Ginesillo le Mignon ou Guzmán Ramirez, qui sont gens de grand sang-froid… Vous vous souvenez sûrement de Ginesillo, il a expédié un argousin qui l’avait traité publiquement de sodomite, il y a dix ou quinze ans, à l’époque où vous honoriez ces lieux de votre présence.

— Je me souviens du Mignon, confirma Alatriste.

— Alors vous vous souviendrez aussi qu’il a subi trois fois les brodequins sans hausser un sourcil plus haut que l’autre ni lâcher un mot.

— Il est étonnant qu’ils ne l’aient point mis à rôtir, comme c’est leur habitude. Jaqueta éclata de rire.

— En plus d’être muet, il est devenu très dangereux, et aucun argousin n’a assez de tripes pour lui mettre la main au collet… Je ne sais où il vit, mais je suis sûr qu’il ira ce soir veiller Nicasio Ganzúa à la prison royale.

— Je ne connais pas ce Ganzúa.

En quelques mots, Jaqueta mit le capitaine au courant. Ganzúa était l’un des plus fameux ruffians de Séville, terreur des pourceaux et gloire des tavernes, tripots et maisons closes. En passant dans une ruelle, le carrosse du comte de Niebla l’avait aspergé de boue. Le comte était accompagné de ses gens et de quelques amis, jeunes comme lui, des mots avaient été échangés, on avait dégainé, Ganzúa avait expédié un valet et un ami en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, et le Niebla s’en était tiré par miracle avec un coup d’épée à la cuisse. Alguazils et argousins s’en étaient mêlés et, au cours de l’instruction, bien que Ganzúa fût resté bouche cousue, quelqu’un avait mouchardé sur quelques petites affaires anciennes, dont deux autres morts et un célèbre vol de joyaux dans la rue des Bijoutiers. Pour résumer : Ganzúa devait subir le garrot le lendemain, sur la place de San Francisco.

— Il eût convenu à merveille pour notre affaire, regretta Jaqueta, mais pour demain, il ne faut pas y compter. Ganzúa attend la mort et, cette nuit, les camarades lui tiendront compagnie pour mener une dernière bombance et le soutenir dans ce moment critique, comme c’est la coutume en pareils cas. Le Mignon et Ramirez l’ont en grande affection, aussi pourrez-vous certainement les rencontrer là-bas.

— J’irai à la prison, dit Alatriste.

— Dans ce cas, saluez Ganzúa de ma part. Ce sont des occasions où les proches doivent être présents, et je serais allé volontiers veiller avec lui, si je n’étais dans cette situation…

Jaqueta m’examina avec beaucoup d’attention.

— Qui est le garçon ?

— Un ami.

— Un peu jeunet, ce me semble.

Le ruffian continuait de m’étudier avec curiosité, non sans s’arrêter sur la dague que je portais passée dans ma ceinture.