— Il est aussi de la partie ?
— Parfois.
— Jolie arme, pour expédier son monde.
— Et, tel que vous le voyez, il sait s’en servir.
— Le garnement est précoce.
La conversation se poursuivit sans rien apporter de neuf, de sorte que l’on se donna rendez-vous pour le lendemain, avec la promesse d’Alatriste que la justice serait avisée et que Jaqueta pourrait sortir de la cour sain et sauf. Là-dessus, nous nous séparâmes pour employer le reste de la journée à poursuivre notre recrutement, qui nous mena à La Heria et à Triana, puis à San Salvador, où le mulâtre Campuzano — un nègre gigantesque avec une épée qui ressemblait à un cimeterre — s’avéra du goût du capitaine. De sorte que, le soir venu, mon maître pouvait compter sur une demi-douzaine d’enrôlements sous sa bannière : Jaqueta, Sangonera, le mulâtre, un Murcien fort poilu et jouissant d’une grande réputation dans la grande truanderie, que l’on appelait Pencho Bullas, et deux anciens soldats des galères connus sous les noms d’Enriquez le Gaucher et d’Andresito aux Cinquante : ce dernier ainsi baptisé parce qu’il s’était fait tisser, un jour, un pourpoint à coups de fouet qu’il avait encaissés avec beaucoup de fermeté ; et, la même semaine, le sergent qui avait ordonné le châtiment avait été retrouvé fort proprement égorgé à la porte de la Boucherie, sans que personne ne puisse prouver — autre chose étant de le supposer — qui lui avait coupé la gorge.
Il manquait encore autant de paires de mains ; et pour compléter notre singulière et forte compagnie, Diego Alatriste décida de se rendre sans tarder à la prison royale pour assister Ganzúa. Mais cela, je le conterai par le menu, car soyez-en assurés, amis lecteurs, la prison de Séville mérite bien un chapitre à part.
VI
LA PRISON ROYALE
Cette nuit-là, nous nous rendîmes donc à la veillée de Nicasio Ganzúa. Mais, auparavant, je consacrerai un moment à certaine affaire personnelle qui continuait de faire battre mon cœur. À dire vrai, je ne pus rien éclaircir ; mais cela servit au moins à me distraire de la tristesse que me causait le rôle joué par Angelica d’Alquézar dans l’épisode de l’Alameda. Ce fut ainsi que mes pas me portèrent de nouveau vers les Alcazars, dont je fis le tour entier des murailles sans omettre la voûte de la juiverie et la porte du palais, où je restai un temps parmi les curieux, en sentinelle. Cette fois, ce n’était pas la garde jaune qui était de service, mais les archers bourguignons, avec leurs superbes uniformes damés de rouge et leurs courtes piques ; je fus donc rassuré de constater que le gros sergent n’était pas dans les parages et que rien ne viendrait troubler la fête. Devant le palais, la place était noire de peuple, car Leurs Majestés devaient assister à une récitation du rosaire en l’église Majeure, avant de recevoir une députation de la ville de Jerez. Cette affaire de Jerez n’est pas dénuée d’intérêt et vaut la peine d’être contée au lecteur : ces jours-là, les notables de Jerez, à l’instar de ceux de Galice, prétendaient acheter avec de l’argent une représentation aux Certes de la Couronne, dans le but de se libérer de l’influence de Séville. Dans cette Espagne autrichienne, transformée en cour de marchands, acheter une place aux Certes était une pratique fort courante — la ville de Palencia, entre autres, nourrissait aussi cette ambition — et la somme offerte par les habitants de Jerez atteignait le montant respectable de quatre-vingt-cinq mille ducats, qui iraient tomber dans l’escarcelle royale. La démarche n’eut pas de suite, parce que Séville contre-attaqua en subornant le conseil du Trésor, et la décision finale fut que la demande serait acceptée à cette seule condition que l’argent ne vienne pas des contributions des habitants, mais de la bourse personnelle des vingt-quatre magistrats municipaux qui briguaient ce siège. Or mettre en personne la main à la poche était une tout autre histoire ; aussi la corporation jérezienne retira-t-elle sa pétition. Tout cela explique bien le rôle que tinrent les Cortes à l’époque, la soumission de ceux de Castille et l’attitude des autres ; car, juridictions locales et privilèges mis à part, elles seules étaient prises en compte à l’heure de voter de nouveaux impôts ou des subsides pour les finances royales, la guerre ou les frais ordinaires d’une monarchie que le comte et duc d’Olivares rêvait unitaire et puissante. À la différence de la France et de l’Angleterre, où les rois avaient mis le pouvoir féodal en miettes et pactisé avec les intérêts des marchands et des commerçants — ni cette garce rousse d’Isabelle Ire, ni ce fourbe de Richelieu n’y étaient allés de main morte —, en Espagne, les nobles et les puissants se divisaient en deux groupes : ceux qui se pliaient obséquieusement, et de façon presque abjecte, à l’autorité royale, pour la plupart des Castillans ruinés qui n’avaient pour survivre que le crédit du roi ; et ceux, bien loin de la Cour, qui, retranchés dans les juridictions locales et leurs antiques privilèges, poussaient les hauts cris quand on leur demandait de participer aux dépenses ou de financer des armées. Sans oublier l’Église, qui allait pour son compte. De sorte que la plus grande part de l’activité politique consistait en une série de marchandages sur fond de deniers publics ; et que toutes les crises que nous devions vivre plus tard sous Philippe IV, les conjurations de Medina Sidonia en Andalousie et du duc de Hijar en Aragon, la sécession du Portugal et la guerre de Catalogne, ont été motivées, d’un côté par la rapacité du trésor royal, et, de l’autre, par la résistance des nobles, des ecclésiastiques et des grands commerçants locaux qui refusaient de puiser dans leurs coffres. La visite qu’effectuait pour l’heure le roi à Séville, de même que celle qu’il avait faite en l’an vingt-quatre, n’avait précisément d’autre objet que de juguler l’opposition locale aux nouveaux impôts. Dans cette malheureuse Espagne, il n’existait de plus grande obsession que celle de l’argent, d’où l’importance de la route des Indes. Quant au rôle que la justice et la décence pouvaient tenir dans tout cela, il suffit d’indiquer que, deux ou trois ans plus tôt, les Cortes avaient repoussé un impôt de luxe qui frappait spécialement ceux qui jouissaient de charges, de faveurs, de pensions et de rentes. C’est-à-dire les riches. Si bien que l’ambassadeur de Venise, Contarini, n’énonçait que la triste vérité, quand il écrivait, à l’époque : « La plus grande guerre que l’on puisse faire aux Espagnols est de les laisser se consumer et se faire d’eux-mêmes justice avec leur mauvais gouvernement. »
Mais revenons à mon affaire. Ce soir-là, je déambulais donc dans ces parages, et ma persévérance fut finalement récompensée, encore qu’en partie seulement, car, au bout d’un moment, les portes s’ouvrirent, la garde bourguignonne forma une haie d’honneur, et les rois en personne, accompagnés de nobles et d’autorités sévillanes, parcoururent à pied la courte distance qui les séparait de la cathédrale. Il me fut impossible d’y assister au premier rang, mais, entre les têtes de la foule qui acclamait Leurs Majestés, je pus voir leur défilé solennel. La reine Isabelle, jeune et très belle, saluait avec de gracieux mouvements du chef. Parfois elle souriait, avec cet inimitable charme français qui n’était pas toujours conforme à l’étiquette rigide de la Cour. Elle était habillée à l’espagnole, de satin bleu à crevés sur fond de toile d’argent et brodé de fils d’or, tenait à la main un chapelet en or et un petit livre de prières en nacre, et portait sur la tête et les épaules une splendide mantille en dentelle blanche ourlée de perles. Tout aussi jeune qu’elle, le roi Philippe IV lui donnait galamment le bras, blond, pâle, hiératique et impénétrable comme à son habitude. Il était revêtu d’un riche velours gris argent, d’une courte collerette des Flandres, et portait un médaillon en or serti de diamants, une épée dorée et un chapeau à plumes blanches. L’air solennel de l’auguste époux contrastait avec la grâce et l’aimable sourire de la reine, car il observait toujours le sévère protocole bourguignon que l’empereur Charles avait ramené des Flandres ; de sorte que, sauf pour marcher, il ne bougeait jamais ni pied, ni main, ni tête, le regard toujours levé vers le ciel comme s’il n’avait de comptes à rendre qu’à Dieu. Ni à cette époque, ni par la suite, personne ne l’a jamais vu perdre son extraordinaire impassibilité, que ce soit en public ou en privé. Et moi-même, à qui, plus tard, la vie a donné l’occasion de le servir et de l’escorter en des moments difficiles pour lui et pour l’Espagne — mais comment aurais-je pu l’imaginer ce soir-là ? —, je puis assurer qu’il a toujours gardé cet imperturbable sang-froid qui a fini par devenir légendaire. Ce n’était pas pour autant un roi antipathique ; on le voyait fort amateur de poésie, de comédies et de joutes littéraires, d’arts et de mœurs chevaleresques. Il était courageux, même s’il ne mit jamais le pied sur un champ de bataille, sauf de loin et plus tard, au cours de la guerre de Catalogne ; mais à la chasse, qui était sa passion, il prenait des risques qui frisaient la déraison, et il lui est arrivé de tuer des sangliers en solitaire. C’était un cavalier consommé : et, une fois, comme je l’ai conté ailleurs à mes lecteurs, il s’est gagné l’admiration du peuple en foudroyant un taureau sur la Plaza Mayor de Madrid d’un coup d’arquebuse bien ajusté. Ses points faibles étaient une certaine mollesse de caractère qui l’a conduit à laisser les affaires de la monarchie aux mains du comte et duc d’Olivares, et le goût démesuré des femmes ; lequel, en certaine occasion — que je vous narrerai, amis lecteurs, dans un prochain épisode —, faillit bien lui coûter la vie. Pour le reste, il n’a jamais eu la grandeur ni l’énergie de son bisaïeul l’empereur, ni l’intelligence tenace de son aïeul, Philippe II ; mais, s’il s’est toujours diverti plus que de raison, sourd à la clameur du peuple affamé, aux souffrances des territoires et des royaumes mal gouvernés, à l’émiettement de l’empire dont il avait hérité, et à la ruine militaire et maritime, il est juste de dire que sa douce indolence n’a jamais éveillé de haines contre sa personne et que, jusqu’à la fin, il fut aimé du peuple, qui attribuait la plus grande part de ses malheurs à ses favoris, ministres et conseillers, dans cette Espagne trop vaste, trop entourée d’ennemis, et à ce point esclave de la vile condition humaine que même le Christ ressuscité n’eût point été capable de la conserver intacte.