Je pus voir dans le cortège le comte et duc d’Olivares, impressionnant tant par l’apparence physique que par la puissance sans égale qui se dégageait de chacun de ses gestes et de ses regards ; et aussi le jeune fils du duc de Medina Sidonia, le comte de Niebla, très élégant, qui accompagnait Leurs Majestés, avec la fleur de la noblesse. À l’époque, le comte de Niebla avait un peu plus de vingt ans, il était encore loin le temps où, devenu neuvième duc du nom, poursuivi par la haine et la jalousie d’Olivares et fatigué de la rapacité royale qui s’abattait sur ses États prospères — revalorisés par le rôle de Sanlúcar de Barrameda sur la route des Indes —, il devait succomber à la tentation de pactiser avec le Portugal pour soutenir la sécession de l’Andalousie qui voulait se séparer de la couronne d’Espagne, dans la fameuse conspiration dont l’échec causa son déshonneur, sa ruine et sa disgrâce. Derrière lui venait la longue suite des dames et des gentilshommes, y compris les dames d’honneur de la reine. Et en les regardant, je sentis mon cour bondir dans ma poitrine, car Angelica d’Alquézar était là. Elle était merveilleusement vêtue, de velours jaune avec des passements d’or, et portait avec grâce la lourde robe à paniers que surmontait l’ample vertugadin. Sous sa mantille en dentelle très fine brillaient ces longues boucles torsadées dont l’or, quelques heures à peine auparavant, avait effleuré mon visage. Hors de moi, j’essayai de me frayer un passage dans la foule pour m’approcher d’elle ; mais les larges épaules d’un garde bourguignon m’empêchèrent d’aller plus avant. Angelica passa ainsi tout près, sans me voir. Je cherchai ses yeux bleus, mais ceux-ci s’éloignèrent sans lire le reproche, le mépris, l’amour et la folie qui s’agitaient dans ma tête.
Mais changeons de registre, car j’ai promis de relater à mes lecteurs la visite à la prison royale et la veillée de Nicasio Ganzúa. Ce Ganzúa était un ruffian célèbre du quartier de La Heria, fleuron des hors-la-loi et représentant distingué de la truanderie sévillane, très apprécié de ses pareils. Le lendemain, on devait le tirer de la prison au son inharmonieux des tambours, précédé d’une croix, avant qu’une corde de chanvre ne lui fasse rendre son dernier souffle ; de sorte que tout ce que la confrérie des traîne-rapières comptait d’illustre l’accompagnait pour son dernier souper, et le faisait avec la gravité, le fatalisme propre à leur office et la figure de circonstance requis en un tel cas. Cette singulière manière de dire adieu à un camarade s’appelait, dans l’argot de la corporation, la dernière ripaille. Et c’était là une formalité habituelle, car tout un chacun savait que faire de la bravoure un métier et peiner dans des « travaux », comme on désignait alors le fait de gagner son pain au fil de son épée ou de condamnable façon, risquaient toujours de se terminer en raclant le fond des océans, les mains collées au bras d’une rame sous le fouet du garde-chiourme, ou, plus expéditivement encore, par le mal de chanvre ou maladie mortelle de la corde, fort contagieux parmi les
Autant en dévorent les ans,
les braves ne durent pas longtemps,
le bourreau les esquinte avant.
Une douzaine de voix éraillées par les boissons fortes étaient en train de chanter cela en sourdine, quand, à l’heure du premier sommeil, un alguazil à qui Alatriste avait graissé la patte et les scrupules avec un doublon de huit nous conduisit à l’infirmerie, qui était l’endroit où l’on enfermait les condamnés dans la nuit précédant leur exécution — on appelait cela « être en chapelle ». Le reste de la prison, les trois portes fameuses, les grilles, les couloirs et l’ambiance haute en couleur qui y régnait, tout cela a déjà été conté par de meilleures plumes que la mienne, et le lecteur curieux peut s’adresser à don Miguel de Cervantès, à Mateo Alemán ou à Cristóbal de Chaves. Je me bornerai à rapporter ce que je vis au cours de notre visite, à cette heure où l’on avait déjà fermé les portes et où les prisonniers qui jouissaient de la faveur du gouverneur de la prison ou des geôliers pour sortir de cage et y rentrer, libres comme l’air, avaient regagné leurs cellules, à l’exception des privilégiés par leur position ou par leur argent qui dormaient où bon leur chantait. Toutes les femmes, concubines et parents des prisonniers avaient également quitté l’enceinte, et les quatre tavernes et gargotes — vin du gouverneur et eau du tenancier — qui agrémentaient l’honorable établissement étaient fermées jusqu’au matin, de même que les tables de jeu de la cour et les étals de mangeaille et de légumes frais. Bref, cette Espagne en miniature qu’était la prison royale de Séville était allée dormir, avec ses punaises sur les murs et ses puces dans les courtines, y compris dans les meilleures cellules que les prisonniers qui avaient de quoi louaient six réaux par mois au sous-gouverneur, lequel avait acheté sa charge quatre cents ducats au gouverneur tout aussi fripon que lui et qui, à son tour, s’enrichissait en pratiquant pots-de-vin et contrebande de toute nature. Là encore, comme dans l’ensemble de la nation, tout s’achetait et tout se vendait, et mieux valait compter sur l’argent que sur la justice. Ce qui confirmait très à propos le vieux dicton espagnol qui dit que bien sot est celui qui reste affamé quand il fait nuit et qu’il y a des figuiers.