Sur le chemin de la veillée, nous avions fait une rencontre inattendue. Nous venions de laisser derrière nous la grande grille et la prison des femmes, près de l’entrée, à main gauche ; et, tandis que nous passions près de la salle où l’on mettait ceux qui étaient destinés aux galères, plusieurs locataires, en grande conversation derrière les barreaux, tournèrent la tête pour nous regarder. Une torche éclairait cette partie du couloir et, à sa lueur, l’un des hommes qui se trouvait à l’intérieur reconnut mon maître.
— Ou je suis devenu aveugle, dit-il, ou c’est le capitaine Alatriste.
Nous nous arrêtâmes devant la grille. L’individu était un colosse, avec des sourcils si noirs et si fournis qu’ils semblaient n’en former qu’un. Il portait une chemise sale et des culottes de drap grossier.
— Pardieu, Chie-le-Feu, dit le capitaine. Que faites-vous donc à Séville ?
La bouche du géant, ravi de la surprise, s’élargit en un sourire qui lui fendit le visage d’une oreille à l’autre. À la place des incisives inférieures, il y avait un trou noir.
— Voyez vous-même, seigneur capitaine. Me voici gibier de galères. J’en ai pris pour six ans à gauler les poissons dans la grande mare.
— La dernière fois que je vous ai vu, vous faisiez retraite à San Ginés.
— Tout cela est bien loin.
Bartolo Chie-le-Feu haussait les épaules avec la résignation de ses semblables.
— Vous savez bien, seigneur capitaine, comment va la vie.
— Et cette fois, de quoi devez-vous répondre ?
— Je paye pour ce que j’ai fait et pour ce que d’autres ont fait. Il paraît qu’à Madrid j’ai dévalisé, avec d’autres camarades — et, en s’entendant mentionner, les camarades, du fond de la geôle, eurent des sourires féroces —, diverses hôtelleries de la Gava Baja, détroussé plusieurs voyageurs à l’auberge de Bubillos, près du port de la Fuenfria…
— Et ?
— Et rien. Vu que je n’avais pas d’espèces sonnantes pour attendrir le greffier, ils m’ont mis plus de cordes et chevillé plus de clés qu’à une guitare, et me voilà ici, en l’état où vous me voyez. Préparant mon échine.
— Quand êtes-vous arrivé ?
— Il y a six jours. Un charmant voyage de septante-cinq lieues, remercions le Seigneur. Enchaînés en troupeau, à pied, entourés de gardes et crevant de froid… À Adamuz, nous voulions nous faire la belle en profitant de ce qu’il pleuvait à seaux, mais les pourceaux de l’escorte avaient l’œil, et ils nous ont amenés ici. Ils nous embarqueront lundi au port de Santa Maria.
— Vous m’en voyez fort marri.
— N’en soyez point marri, seigneur capitaine. Je ne suis pas un freluquet et ces gens sont des durs à cuire. La chose eût pu tourner plus mal, vu qu’au lieu des galères ils ont envoyé plusieurs de nos camarades aux mines de mercure d’Almadéna, et ça, c’est la fin du monde. Bien peu en reviennent.
— Puis-je vous aider en quelque chose ? Chie-le-Feu baissa la voix.
— Si vous aviez un peu d’aubert en trop, je vous en resterai éternellement reconnaissant. Ici, tant votre serviteur que les amis, nous n’avons rien pour nous défendre.
Alatriste sortit sa bourse et mit quatre écus d’argent dans les grosses pattes du colosse.
— Comment va Blasa Pizorra ?
— Elle est morte, la pauvre.
Chie-le-Feu rangeait discrètement les trente-deux réaux en surveillant ses compagnons du coin de l’œil.
— Elle a été recueillie à l’hôpital d’Atocha. Couverte de pustules et sans cheveux, elle faisait peine à voir, la pauvrette.
— Elle vous a laissé quelque chose ?
— Du soulagement. Par son métier, elle avait pris le mal français, et c’est miracle qu’elle ne me l’ait point passé.
— Je suis de tout cœur avec vous.
— Soyez-en remercié. Alatriste esquissa un sourire.
— Peut-être, dit-il, tirerez-vous la bonne carte. À supposer que votre galère soit capturée par les Turcs, vous pourrez accepter d’abjurer et vous finirez à Constantinople, maître d’un harem…
— Ne dites pas cela.
Le colosse semblait réellement offensé.
— Chaque chose à sa place, et ni le roi ni le Christ ne portent la faute de l’état où je me trouve.
— Vous avez raison, Chie-le-Feu. Je vous souhaite bonne chance.
— Et moi de même, capitaine Alatriste. Il resta appuyé à la grille pour nous regarder poursuivre notre marche dans le couloir. On entendait, je l’ai dit, les voix des ruffians qui chantaient dans l’infirmerie, mêlées aux notes d’une guitare que quelques prisonniers des cellules voisines accompagnaient du martèlement de leurs couteaux contre les barreaux, d’une musique de flûtes fausses, voire d’un simple battement de paumes. La salle de la veillée avait deux bancs et un petit autel supportant un christ et un cierge, et l’on avait installé au milieu, en cette occasion, une table avec des chandelles de suif entourée de tabourets qu’occupaient pour l’heure, comme les bancs, une représentation choisie de tout ce que pouvait fournir la truanderie du cru. Ils étaient là depuis la tombée de la nuit et d’autres arrivaient encore, sérieux, avec des figures de circonstance, capes rejetées dans le dos, vieux casaquins, pourpoints d’étoupe plus troués que le cul de la Mendez, chapeaux au bord relevé par-devant, moustaches en croc, cicatrices, emplâtres, cours portant le nom de leurs concubines et autres emblèmes tatoués en vert-de-gris sur la main ou le bras, barbes turques, médailles de la Vierge et des saints, chapelets à grains noirs au cou et harnachement complet avec son compte de dagues et d’épées, couteaux de boucher à manche jaune glissés dans les chausses et les bottes. Cette dangereuse senne de requins s’abreuvait largement aux pichets de vin disposés sur la table avec de grosses olives, des câpres, du fromage des Flandres et des tranches de lard frit ; ils s’appelaient entre eux « monsieur », « messire collègue » et « seigneur camarade », parlant l’argot de leur confrérie. On buvait aux âmes d’Escamilla, d’Escarramán et de Nicasio Ganzúa, cette dernière encore présente et bien vivante. On buvait aussi à l’honneur et à la santé du brave en chapelle — « A votre honneur, seigneur camarade », disaient les ruffians — et, chaque fois, tous les assistants portaient avec beaucoup de sérieux leur godet aux lèvres pour confirmer ces paroles ; même dans une veillée de Biscaye ou dans une noce flamande, on n’eût pu voir chose pareille. Quant à l’honneur de Ganzúa dont il était ainsi question, je m’émerveillais, en les voyant boire, qu’il fût si grand.
Qui dans ce jeu veut gagner le front haut doit s’en aller car toujours tourner le dos n’est bon que pour les pétauds.
Chants, beuverie et conversation continuaient, comme continuaient d’arriver les compères de la veillée. Le dénommé Ganzúa était un grand gaillard qui frisait la quarantaine comme le fil d’une dague frise la pierre à aiguiser ; olivâtre, dangereux, mains et face larges, avec une moustache d’un empan dont les féroces pointes cirées remontaient presque jusqu’aux yeux. Pour l’occasion, il s’était mis sur son trente et un : pourpoint de drap violet avec quelques reprises, manches à crevés, culottes de drap vert, escarpins de ville, ceinture de quatre pouces à boucle d’argent, et c’était merveille de le voir si bien mis et si grave, en bonne compagnie, assisté et réconforté par ses compères, tous le chapeau sur la tête comme des grands d’Espagne, faisant honneur au vin dont ils avaient déjà vidé plusieurs pintes, beaucoup d’autres les attendant encore, car — ne faisant pas confiance à celui que vendait le gouverneur — ils avaient fait venir en abondance pichets et chopines d’une taverne de la rue des Cordonniers. Quant à Ganzúa, il ne semblait pas prendre son rendez-vous du matin trop au tragique, et il tenait son rôle avec fermeté, solennité et décence.