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Il n’y avait pas eu d’autres incidents, hors les désagréments inhérents à la navigation et si nous tenons pour négligeables trois jours d’une tempête, à mi-chemin de l’Irlande et du cap Finisterre, qui nous avait tous tenus ballottés dans l’entrepont, Pater Noster et Ave Maria aux lèvres — un canon détaché avait écrasé plusieurs d’entre nous comme des punaises contre les cloisons avant que nous puissions le réarrimer —, et qui avait causé de si fortes avaries au galion San Lorenzo qu’il avait dû finalement nous quitter pour se réfugier à Vigo. Puis était venue la nouvelle que l’Anglais attaquait une fois de plus Cadix, apprise par nous à Lisbonne où elle causait grande alarme ; aussi, tandis que plusieurs navires affectés à la garde de la route des Indes appareillaient pour les Açores, allant à la rencontre de la flotte du trésor afin de la prévenir et de la renforcer, avions-nous fait force de voiles vers Cadix ; où nous étions arrivés juste à temps, comme je l’ai dit, pour apercevoir le cul des Anglais.

Tout ce voyage, enfin, je l’avais passé à lire avec grand plaisir et profit le livre de Mateo Alemán, et d’autres que le capitaine Alatriste avait emportés ou que j’avais pu me procurer à bord — lesquels étaient, si ma mémoire est bonne, La Vie de l’Écuyer Marcos de Obregón, un Suétone et la seconde partie de L’Ingénieux Hidalgo don Quichotte de la Manche. Le voyage avait eu aussi pour moi un aspect pratique qui, avec le temps, devait s’avérer très utile ; à savoir qu’après mon expérience des Flandres, où je m’étais formé à toutes les façons de se comporter à la guerre, le capitaine Alatriste et ses camarades m’avaient exercé au véritable maniement des armes. J’allais rapidement sur mes seize ans, mon corps prenait de bonnes proportions, et les fatigues flamandes m’avaient endurci les membres, forgé le tempérament et cuirassé le cœur. Diego Alatriste savait mieux que personne qu’une lame d’acier fait du plus humble des hommes l’égal du plus haut des monarques ; et que, dans l’adversité, la rapière est le meilleur recours pour qui veut gagner son pain, ou se défendre. C’est pourquoi, afin de compléter mon éducation âprement commencée dans les Flandres, il avait décidé de m’initier aux secrets de l’escrime ; et ainsi, chaque jour, nous cherchions sur le pont un lieu dégagé où les camarades nous ménageaient un espace, voire se rassemblaient pour observer d’un œil expert et prodiguer avis et conseils, en les agrémentant du récit d’exploits et de rencontres souvent plus inventés que réels. Dans cette ambiance de connaisseurs — il n’est point de meilleur maître, ai-je dit un jour, qu’un bon bretteur —, le capitaine Alatriste et moi pratiquions estocades, feintes, engagements, dégagements, bottes, parades, moulinets et tous les et cetera qui composent la panoplie d’un escrimeur patenté. J’ai appris ainsi à me battre farouchement, à retenir l’épée de l’adversaire et à lui planter la mienne droit dans la poitrine, à le prendre à revers, à frapper de taille et blesser d’estoc avec l’épée et la dague, à aveugler avec la lumière d’une lanterne, ou avec le soleil, à m’aider sans faire d’embarras de coups de pied et de coude, ou les mille artifices pour entraver la lame de l’adversaire avec la cape et envoyer celui-ci ad patres le temps d’un soupir. Bref, tout ce qui fait l’adresse d’un spadassin. Et nous étions loin alors de soupçonner que j’aurais très vite l’occasion de mettre ce savoir en pratique ; car à Cadix nous attendait une lettre, à Séville un ami, et à l’embouchure du Guadalquivir une incroyable aventure. Toutes choses que, prenant mon temps, je me propose de conter à vos seigneuries par le menu.

Cher Capitaine Alatriste,

 

Peut-être serez-vous surpris par ces lignes, dont le premier usage est de vous donner la bienvenue pour votre retour en Espagne qui, je l’espère, se sera heureusement conclu.

Grâce aux nouvelles que vous m’envoyâtes d’Anvers où, vaillant soldat, vous vîtes le pâle Escaut, j’ai pu suivre vos pas ; et j’espère que vous vous maintenez en forte et bonne santé ; ainsi que notre cher Iñigo, en dépit des embuches du cruel Neptune. Si ces souhaits sont fondés, sachez que vous débarquez au moment opportun. Car au cas où, lors de votre arrivée à Cadix, la flotte des Indes n’y aurait pas encore touché, je dois vous prier d’accourir sur le champ à Séville par les moyens les mieux appropriés. Le Roi, Notre Maître, qui visite l’Andalousie en compagnie de Sa Majesté la Reine, se tient en la ville de Bétis et comme je continue de jouir des faveurs de Philippe le Quatrième et se son Atlante le Comte et duc, je suis ici en leur illustre compagnie, faisant un peu de tout, et en apparence beaucoup de rien ; au moins en forme officielle. Jusque-là je ne puis vous en dire d’avantage. Si ce n’est que, la chose ayant à voir avec vous, cher capitaine, il s’agit (naturellement) d’une affaire d’épée.

Je vous mande ma plus affectueuse accolade, et le salut du comte de Guadalmedina ; lequel se trouve également en ce lieu, aussi gracieux d’allure qu’à son habitude, séduisant les Sévillanes.

Votre ami, toujours,

Fran de Quevedo Villegas

 

Le capitaine Alatriste glissa la lettre dans son pourpoint et sauta dans le canot pour s’installer près de moi, au milieu des sacs de notre bagage. Les voix des matelots retentirent tandis qu’ils se courbaient sur les rames, celles-ci clapotèrent, et le Jesús Nazareno fut derrière nous, immobile dans l’eau calme, près des autres galions, de leurs flancs imposants, noirs de la poix du calfatage, la peinture rouge et les dorures brillant dans la clarté du jour, et la mâture s’élevant dans le ciel entre ses manœuvres emmêlées. Un instant plus tard nous étions à terre, sentant le sol osciller sous nos pieds incertains. Nous marchions étourdis dans la foule, avec tout l’espace que nous voulions pour nous déplacer après trop de temps passé sur le pont d’un bateau. Nous étions émerveillés par les denrées exposées à la porte des boutiques : les oranges, les citrons, les raisins secs, les prunes, l’odeur des épices, les salaisons et le pain blanc des boulangeries, les voix familières qui vantaient des marchandises et des produits singuliers, tels que papier de Gênes, cire de Berbérie, vins de Sanlúcar, de Xérès et de Porto, sucre de Motril… Le capitaine se fît raser, tailler les cheveux et la moustache à la porte d’un barbier ; et je restai près de lui, à observer les alentours, tout content. En ce temps-là, Cadix ne supplantait pas Séville sur la route des Indes, et la ville était petite, avec cinq ou six auberges et hôtelleries ; mais la rue, fréquentée par des Génois, des Portugais, des esclaves nègres et maures, était baignée d’une lumière aveuglante, l’air était transparent, et tout était joyeux et très différent des Flandres. Il y avait peu de traces du récent combat, même si l’on voyait partout des soldats et des habitants en armes ; et la place de l’église Majeure, à laquelle nous arrivâmes après le passage chez le barbier, fourmillait de gens qui allaient rendre grâce de ce que la ville n’eût pas été livrée au pillage et au feu. Le messager, un nègre affranchi envoyé par don Francisco de Quevedo, nous y attendait, comme convenu ; et tandis que nous nous rafraîchissions dans un estaminet en mangeant des tranches de thon avec du pain de froment et des haricots bouillis arrosés d’huile, le mulâtre nous mit au courant de la situation. Tous les chevaux ayant été réquisitionnés à cause de l’attaque des Anglais, nous expliqua-t-il, le moyen le plus sûr d’aller à Séville était de gagner par mer le port de Santa Maria où étaient mouillées les galères du roi, et de trouver place sur l’une de celles-ci pour remonter le Guadalquivir. Le nègre tenait prête une barque avec un patron et quatre matelots ; aussi retournâmes-nous au port et, chemin faisant, il nous remit des papiers dûment signés par le duc de Fernandina, passeports stipulant que toutes facilités de circulation et d’embarquement à destination de Séville devaient être données à Diego Alatriste y Tenorio, soldat du roi en congé des Flandres, et son valet Iñigo Balboa Aguirre.