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— Quant à la mouche qui a bourdonné, dit Ganzúa sur ces entrefaites, je ne vous en dis pas non plus davantage.

Un nouveau chœur de protestation s’éleva. Il allait sans dire, naturellement, que le mouchard qui avait mis l’estimable Ganzúa en si mauvaise posture ne jouirait plus longtemps du plaisir de respirer ; que c’était la moindre des choses que ses amis devaient au condamné. Vu que le pire des forfaits, entre gens de la corporation, était de bavarder sur les camarades ; que tout ruffian ayant du cœur, et quelle que fût l’offense ou le dommage causé, tenait la dénonciation à la justice pour une infamie et préférait se taire et se venger.

— Autant que possible, et si ce n’est trop vous demander, expédiez aussi l’argousin Mojarrilla, qui m’a traité de façon fort incivile et avec peu de considération.

Ganzúa pouvait y compter, le rassurèrent les braves. N’en déplaise à Dieu et à ses saints, c’était comme si Mojarrilla avait déjà reçu l’extrême-onction.

— Il ne serait pas de trop non plus, se souvint le ruffian après un instant de réflexion, que vous alliez saluer le bijoutier de ma part.

Le bijoutier fut inscrit sur la liste. Et cela fait, on convint que si, le lendemain, le bourreau ne se montrait pas suffisamment attendri par les libéralités de Cœur-en-Or et faisait trop maladroitement son office en ne donnant pas les tours de garrot avec l’habileté et le décorum requis, il recevrait aussi sa part dans la distribution. Car une chose était d’exécuter — et chacun, en fin de compte, faisait son travail — et une autre, bien différente, d’agir en façon de traître et de lâche, en ne manifestant point les égards auxquels a droit tout homme d’honneur, etc. Suivit une ribambelle de considérations sur le sujet, qui satisfirent et réconfortèrent grandement Ganzúa. À la fin, il regarda Alatriste pour lui exprimer sa gratitude d’être venu lui faire bonne compagnie en pareil moment.

— Je n’ai pas, monsieur, le plaisir de vous connaître.

— Certains de ces messieurs me connaissent, répondit le capitaine sur le même ton. Et c’est un grand honneur pour moi de vous accompagner, monsieur, au nom des amis qui n’ont pu le faire.

— Inutile d’en dire plus.

Ganzúa m’observait d’un air aimable à travers son énorme moustache.

— Le garçon est avec vous ?

Le capitaine dit que oui et j’acquiesçai de mon côté, avec un salut de la tête des plus courtois qui suscita l’approbation de l’assistance ; car nul n’apprécie tant la modestie et la bonne éducation chez les jeunes gens que le peuple de la truanderie.

— Il a fort bon maintien, dit le ruffian. Je lui souhaite d’attendre longtemps avant de se voir en l’état où je suis.

— Amen, approuva Alatriste.

Saramago le Portugais intervint pour louer ma présence en ce lieu. Car rien n’est plus édifiant pour la jeunesse, dit-il avec son accent lusitanien en traînant beaucoup les s, que de voir comme les gens de cœur et d’honneur savent prendre congé de ce monde, et plus encore en ces temps d’affliction où tout n’est plus qu’effronterie et mauvaises manières. Car, hormis la chance de naître au Portugal — ce qui n’était pas, hélas, à la portée de tous —, rien n’était plus instructif que de voir bien mourir, fréquenter des hommes sages, connaître d’autres terres et pratiquer la lecture assidue de bons livres.

— Ainsi, conclut-il poétiquement, ce jeune homme pourra-t-il dire avec Virgile : « Arma virumque cano », et avec Lucain : « Plus quam civilia campos. »

Ces paroles furent suivies d’échanges prolixes et d’autant d’emprunts aux pichets. Sur ces entrefaites, Ganzúa eut l’idée d’une dernière partie de lansquenet avec les camarades ; et Guzmán Ramirez, un ruffian silencieux à la mine sombre, tira de son pourpoint un jeu crasseux qu’il posa sur la table. On distribua les cartes, on joua quelques doublons de huit, d’autres regardèrent, et tous burent, moi compris. L’argent changeait de mains et, hasard ou complaisance des camarades, la chance favorisa Ganzúa.

— Je joue six points, sur ma vie.

— Tirez une carte, je vous prie.

— Je donne.

— Je n’ai que des mauvaises cartes.

— Inutile de m’en faire accroire.

Ils en étaient là, quand on entendit des pas dans le couloir et que l’on vit entrer, noirs comme des corbeaux, le greffier de la justice, le gouverneur avec des alguazils, et le chapelain de la prison, pour lire l’ultime sentence. Et sauf Ginesillo le Mignon qui cessa de jouer de la guitare, nul ne fit mine de s’en apercevoir, et pas un trait ne bougea sur le visage du principal intéressé ; bien au contraire, tous montrèrent un intérêt renouvelé pour la dive bouteille, chacun des joueurs gardant ses trois cartes à la main, les yeux rivés sur la retourne, qui était le deux de carreau. Le greffier s’éclaircit la gorge et lut que, par justice du roi, et ceci et cela, et pour telle et telle raison, et le recours ayant été rejeté, le nommé Nicasio Ganzúa serait exécuté au matin, etc. Impavide, ledit Ganzúa écoutait cette récitation, attentif à ses cartes, et ce fut seulement quand la lecture de la sentence fut achevée qu’il desserra les lèvres pour regarder son associé au jeu et froncer les sourcils.

— Je double, dit-il.

La partie continua comme si de rien n’était. Saramago le Portugais abattit le valet de pique.

— La putain de cœur, annonça l’un des joueurs que l’on appelait Carmona le Rouge, en jetant sa carte sur la table.

— Malille, dit un autre.

Ganzúa était en veine, cette nuit-là, car il dit avoir le borrego, carte qui l’emportait sur la malille, et il le prouva en lançant le dix de cœur sur la table, d’une seule main, arrondissant le bras, l’autre main posée sur la hanche avec beaucoup de distinction. Et alors, seulement, il leva les yeux sur le greffier, tout en ramassant les pièces pour les ajouter à son tas.

— Auriez-vous l’obligeance, monsieur, de me relire la fin ? Car je n’ai pas bien suivi.

Le greffier se rebiffa, en disant que ces choses-là ne se lisaient qu’une fois, et tant pis pour Ganzúa s’il soufflait sa chandelle sans bien se rendre compte du sérieux de l’affaire.

— Pour un homme de cœur comme moi, répondit le condamné toujours impassible, qui ne s’est jamais incliné que pour communier, et encore quand il était petit, et qui a reçu ensuite cinq cents défis, en a relevé autant et s’est battu mille fois au petit matin, les détails m’importent aussi peu qu’à vous de tricher au jeu… Ce que je veux savoir, c’est s’il y a exécution ou non.

— Il y a exécution. À huit heures précises.

— Et qui a signé cette sentence ?

— Le juge Fonseca.

Le condamné regarda ses compagnons d’un air entendu, et le cercle lui renvoya une série de clins d’œil et d’assentiments muets. Autant qu’il leur serait possible, le mouchard, l’argousin et le bijoutier ne feraient pas le voyage seuls.

— Le juge de ce nom, dit Ganzúa au greffier en adoptant un ton philosophique, peut rendre la sentence que voilà et m’ôter la vie avec elle… Mais, s’il était homme d’honneur, il se montrerait en personne pour m’affronter l’épée à la main, et nous verrions bien lequel des deux ôterait la vie à l’autre.