Le chœur des gueux acquiesça derechef, plus solennel que jamais. C’étaient là propos pertinent et parole d’Évangile. Le greffier haussa les épaules. Le frère, un augustin à l’air doux et aux ongles sales, s’approcha de Ganzúa.
— Veux-tu te confesser ?
Le condamné l’observa tout en battant les cartes.
— Vous ne voudriez pas, mon père, que je vous dégoise dans la dernière épreuve ce que je n’ai pas lâché dans les précédentes ?
— Je voulais parler de ton âme.
Le ruffian tâta le chapelet et les médailles qu’il portait à son cou.
— Mon âme, je m’en occupe moi-même, dit-il avec le plus grand calme. Demain, quand je serai de l’autre côté, je tiendrai colloque avec qui de droit.
Les gueux hochèrent la tête, en signe d’approbation. Certains avaient connu Gonzalo Barba, un fameux traîne-rapière qui, débutant sa confession par huit morts d’un coup et voyant le prêtre, lequel était jeune et novice, scandalisé, s’était levé en disant : « Je n’en étais qu’au menu fretin, et je vous donne déjà la nausée… Si les huit premiers vous épouvantent à ce point, c’est que je ne suis pas fait pour votre révérence ni votre révérence pour moi… » Et comme le prêtre insistait, il lui avait asséné, en guise de point final : « Restez avec Dieu, mon père, vous n’êtes ordonné que d’avant-hier et vous voulez déjà confesser un homme qui a tué la moitié du monde. »
Toujours est-il qu’ils se remirent à battre les cartes, tandis que l’augustin et les autres se dirigeaient vers la porte. Et ils étaient déjà à mi-chemin, quand Ganzúa se souvint de quelque chose et les rappela.
— Un détail, monsieur le greffier. Le mois passé, quand vous nouâtes la cravate au gosier de mon ami Lucas Ortega, une des marches de l’échafaud était mal fixée, et il faillit tomber en montant… Moi, je m’en moque, mais faites-moi la grâce de la réparer pour ceux qui viendront ensuite, car ils n’ont pas tous mon sang-froid.
— Je prends note, le rassura le greffier.
— Dans ce cas, je n’ai rien à ajouter.
Les gens de la justice et le frère se retirèrent, et l’on poursuivit lansquenet et beuverie, tandis que Ginesillo le Mignon se remettait à gratter sa guitare :
Il avait tué père et mère sans oublier son gentil frère. Et dans la rue, au dur labeur, il avait mis deux de ses sœurs. Or à Séville, à l’arbre sec ils lui ont noué col et bec pour avoir juste, et rien de plus, occis deux ou trois inconnus.
Les cartes tombaient sur la table, à la lumière grasse des chandelles de suif. Les fiers-à-bras buvaient et jouaient, solennels, veillant leur camarade avec, ma foi, je vous l’assure, beaucoup de dignité.
— Ce ne fut pas une mauvaise vie, dit soudain le ruffian, pensif. Une vie de chien, mais pas mauvaise.
On entendit, par la fenêtre, sonner les cloches voisines de San Salvador. Tous, y compris Ganzúa, se découvrirent, interrompant le jeu pour se signer en silence. C’était l’heure des Défunts.
Le jour se leva sous un ciel tel que l’eût peint Velázquez et, sur la place San Francisco, Nicasio Ganzúa monta à l’échafaud sans se départir de son impassibilité. J’y allai avec Alatriste et quelques camarades de la nuit, à temps pour choisir un bon endroit, car la place était pleine à craquer. De la rue des Serpents jusqu’aux marches, la foule se pressait autour de l’estrade et sur les balcons, et l’on disait même que les rois en personne se tenaient derrière les jalousies d’une fenêtre de l’Audience. Quoi qu’il en soit, il y avait là autant de personnes de condition que de gens du peuple ; et aux meilleures places, louées, ce n’étaient qu’habits de qualité, mantilles et robes de bonne étoffe pour les dames, et drap fin, chapeaux de feutre à plumes et chaînes dorées pour les messieurs. Dans la multitude d’en bas on comptait le nombre ordinaire d’oisifs, de coquins et de mauvais sujets, et les experts en tours de passe-passe faisaient leur recette de l’année en mettant le deux de carreau dans la poche des badauds pour en ressortir l’as de cœur. Nous fûmes rejoints dans la foule par don Francisco de Quevedo, qui suivait le spectacle avec le plus vif intérêt car, nous dit-il, il était sur le point de publier son Histoire de la vie du filou nommé don Pablo, et cette péripétie venait à pic pour certain chapitre dont il avait déjà écrit la moitié.
— On ne peut pas toujours chercher son inspiration dans Sénèque et Tacite, dit-il, en mettant ses lunettes pour mieux voir.
Ganzúa devait avoir été prévenu de la présence des rois car, quand on le tira de la prison, vêtu de la casaque et ligoté sur le dos d’une mule, il caressa sa moustache en portant ses mains à la hauteur de son visage, et il salua même en direction des balcons. Le ruffian était parfaitement coiffé, propre, très gaillard et fort tranquille, et seul le blanc brouillé de ses yeux trahissait la fatigue d’une nuit agitée. Au passage, quand son regard tombait sur une figure de connaissance, il saluait avec beaucoup de retenue, comme si on le menait à la fête patronale sur le pré de Santa Justa. Bref, il allait avec tant de superbe que, à le voir ainsi, l’envie vous prenait de se faire exécuter.
Le bourreau attendait près du garrot. Lorsque Ganzúa gravit, avec beaucoup de fermeté, les marches de l’échafaud — l’une d’elles était toujours branlante, ce qui valut au greffier, qui se trouvait là, un regard sévère du ruffian —, tout le monde se répandit en louanges sur ses bonnes manières et sur sa crânerie. D’un geste, il salua les camarades et Cœur-en-Or, soutenue au premier rang par une douzaine de gueux, et qui pleurait à grosses larmes, certes, mais se félicitait aussi du fier maintien de son homme sur ce chemin d’épines ; après quoi il se laissa un peu sermonner par l’augustin de la veille au soir, acquiesçant de la tête quand le frère disait quelque parole bien tournée ou qui était de son goût. Le bourreau s’impatientait un peu, faisant grise mine, ce qui lui valut cette réprimande de Ganzúa : « Je suis à vous tout de suite, nul besoin de nous hâter, le monde ne va pas s’en aller et nous n’avons pas les Maures aux trousses. » Il récita ensuite son Credo de bout en bout, d’une bonne voix et sans une fausse note, baisa la croix avec beaucoup d’élégance et demanda au bourreau de lui faire la grâce de lui poser le bonnet relevé et bien droit, pour ne pas faire mauvais effet, et d’essuyer, quand tout serait fini, la bave de sa moustache. Et quand l’autre lui dit la formule rituelle, « pardonne-moi, frère, car je ne fais que mon office », il lui répondit qu’il était pardonné d’ici jusqu’à Lima, mais que ça lui faisait une belle jambe, car, quand ils se reverraient dans l’autre monde, il se moquerait bien de tout cela. Puis il s’assit sans sourciller ni faire la grimace quand on lui passa le garrot autour du cou, l’air vaguement ennuyé ; il lissa une dernière fois sa moustache et, au second tour de corde, il resta si serein et si digne que l’on ne pouvait rien demander de plus. On eût dit seulement qu’il réfléchissait.
VII
« NOUS ALLONS PÊCHER LA SARDINE… »
La flotte arrivait et Séville, et toute l’Espagne, et l’Europe entière se préparaient à bénéficier du torrent d’or et d’argent qu’elle apportait dans ses cales. Escortée depuis les Açores par l’Armada de la Mer océane, l’immense escadre qui remplissait l’horizon de voiles était parvenue à l’embouchure du Guadalquivir ; et les premiers galions, chargés à ras bord de marchandises et de richesses, commençaient à jeter l’ancre devant Sanlúcar ou la baie de Cadix. Pour remercier Dieu d’avoir protégé la flotte des tempêtes, des pirates et des Anglais, les églises célébraient des messes et des Te Deum. Les armateurs et affréteurs faisaient le compte de leurs profits, les marchands aménageaient leurs boutiques pour installer les nouveaux articles et organisaient leur transport vers d’autres lieux, les banquiers écrivaient à leurs correspondants en préparant des lettres de change, les créanciers du roi mettaient de l’ordre dans les factures qu’ils espéraient se faire rapidement payer, et les hommes des douanes se frottaient les mains en pensant à ce qui tomberait dans leurs poches. Tout Séville pavoisait pour fêter l’événement, le commerce revivait, on vérifiait les creusets et les coins pour frapper la monnaie, on faisait le ménage dans les magasins des tours de l’Or et de l’Argent, et l’Arenal bouillonnait d’activités, avec chariots, embarcations, curieux, esclaves noirs et mauresques qui préparaient les quais. On balayait et arrosait les portes des maisons et des commerces, on remettait à neuf les auberges, tavernes et bordels, et du noble orgueilleux jusqu’à l’humble mendiant ou la plus défraîchie des prostituées, chacun se réjouissait de la fortune dont il espérait bien obtenir sa part.