— À supposer qu’on vienne à votre secours, nuança Quevedo.
— En conclusion, martela Álvaro de la Marca, personne, sous aucun prétexte, ne devra porter secours à personne…
Il m’adressa également un bref coup d’œil.
— À personne.
— Ce qui signifie, résuma Quevedo, qui savait mieux que quiconque mettre les points sur les i, que le choix se résume à ces deux perspectives : vaincre, ou se faire tuer sans ouvrir la bouche.
Et ce qu’il disait était si clair que, même énoncé d’une autre façon, je l’aurais compris.
Après avoir pris congé de nos amis, nous descendîmes l’Arenal, le capitaine et moi, jusqu’au pont de bateaux où, ponctuel et rigoureux comme à son habitude, le comptable Olmedilla nous attendait. Il marcha à côté de nous, sec, endeuillé, visage sévère, sans desserrer les lèvres. Le soleil couchant nous éclaira horizontalement tandis que nous traversions le fleuve en direction des murs sinistres du château de l’Inquisition, dont la vue réveillait en moi les pires souvenirs. Nous étions prêts pour l’expédition : Olmedilla avec un long manteau noir, le capitaine portant sa cape, son chapeau, son épée et sa dague, et moi avec un énorme ballot qui contenait, plus discrètement, quelques provisions, deux couvertures de laine, une outre de vin, une paire de pistolets, ma dague — dont j’avais fait réparer la garde dans la rue des Biscayens —, de la poudre et des balles, la rapière de l’alguazil Sánchez, le casaquin en peau de buffle de mon maître, et un autre léger, neuf, en bon daim épais, que nous avions acheté vingt écus chez un fripier de la rue des Francs. Le rendez-vous était à La Cour du Nègre, près de la croix de l’Altozano ; c’est ainsi que, laissant derrière nous le pont et la profusion des grands navires, galères et barques qui étaient amarrés tout le long de la rive jusqu’au port des pêcheurs de crevettes, nous arrivâmes au lieu fixé, juste au moment où la nuit tombait. Triana comptait beaucoup d’auberges bon marché, gargotes, tripots et cabarets à soldats, de sorte que la présence en ces lieux de gens d’épée et de tenues guerrières n’attirait pas l’attention. En réalité, La Cour du Nègre était une auberge infecte dont le patio à ciel ouvert avait été transformé en taverne sur laquelle, les jours de pluie, on tendait une vieille bâche. Les gens s’asseyaient là sans quitter chapeaux ni capes, et compte tenu de la fraîcheur de la nuit et de la qualité des habitués, il était des plus commun que tout le monde fût ainsi dissimulé jusqu’aux sourcils, les épées faisant saillie à la taille et la dague pointant sous la cape. Nous nous installâmes, le capitaine, Olmedilla et moi, à une table située dans un coin, nous commandâmes à boire et à souper, et nous inspectâmes tranquillement les alentours. Plusieurs de nos ruffians étaient déjà là. Je reconnus à une table Ginesillo le Mignon, qui n’avait pas sa guitare avec lui mais, en revanche, une épée énorme à la ceinture, et Guzmán Ramirez, tous deux le chapeau enfoncé jusqu’aux oreilles et la cape rejetée sur l’épaule leur couvrant la moitié de la figure ; et tout de suite après je vis entrer Saramago le Portugais, qui arrivait seul et se mit à lire à la lumière d’une chandelle un livre qu’il avait sorti de sa poche. Là-dessus entra Sebastián Copons, petit, dur et silencieux comme à l’ordinaire, qui alla s’asseoir avec un pichet de vin sans rien regarder, pas même son ombre. Personne ne faisait mine de reconnaître personne, et peu à peu, seuls ou deux par deux, d’autres arrivaient, reins cambrés et regards en coin, faisant résonner tout le fer qu’ils portaient sur eux, prenant place ici et là sans échanger une parole. Le groupe le plus nombreux était composé de trois hommes : Juan Jaqueta aux énormes favoris, son compère Sangonera et le mulâtre Campuzano, que les démarches appropriées du capitaine, par l’intermédiaire de Guadalmedina, avaient libéré de sa retraite ecclésiastique. Tout habitué qu’il fût, le tavernier observait cette affluence de fiers-à-bras avec une méfiance que le capitaine dissipa vite en lui glissant dans les mains quelques pièces d’argent, procédé idoine pour rendre muet, aveugle et sourd le plus curieux des hôteliers, surtout lorsqu’on le complète d’une mise en garde contre l’éventualité de se retrouver, en cas de bavardage, avec une jolie entaille à la gorge. Dans la demi-heure qui suivit, la senne se trouva complètement remplie. À ma grande surprise, car je n’avais pas entendu Alatriste dire quoi que ce fût à son sujet, le dernier à entrer fut Bartolo Chie-le-Feu en personne, un bonnet enfoncé sur son épais et unique sourcil, un large sourire sur sa bouche ébréchée et noire, lequel adressa un clin d’œil au capitaine et alla se promener sous les voûtes, près de nous, faisant semblant de rien avec la même discrétion qu’un ours brun dans une messe de requiem. Et, bien que mon maître ne m’ait jamais rien dit à ce propos, je soupçonne que, même en le sachant plus ruffian de carton-pâte que de bon acier, même en étant sûr qu’il eût pu recruter un meilleur bretteur, le capitaine s’était arrangé pour faire libérer le galérien, plus pour des raisons sentimentales — si tant est que nous pouvons attribuer de telles raisons à Alatriste — que pour autre chose. En tout cas, Chie-le-Feu était là, qui avait bien du mal à dissimuler sa reconnaissance. Et reconnaissant, par Dieu, il pouvait l’être ; car le capitaine évitait au truand six jolies années enchaîné à une rame, à gauler les poissons aux cris de « nagez plus vite » et « souquez ferme ».
Et c’est ainsi que le groupe se trouva au complet, personne ne manquant au rendez-vous. Je guettais l’expression d’Olmedilla, tandis qu’il constatait le résultat du recrutement du capitaine ; et même si le comptable restait toujours aussi antipathique, impassible et silencieux qu’à son habitude, je crus percevoir un brin d’approbation. Outre les susmentionnés, et d’après ce que je connus peu après de leurs vrais ou faux noms, se trouvaient là le Murcien Pencho Bullas, les anciens soldats Enriquez le Gaucher et Andresito aux Cinquante, le gros balafré dit le Brave des Galions, un matelot de Triana nommé Suárez, un autre appelé Mascarúa, un personnage à l’allure d’hidalgo sans le sou, pâle et les yeux battus que l’on appelait le Chevalier d’Illescas, et un natif de Jaén rubicond, barbu et souriant, crâne rasé et bras musclés, qui répondait au nom de Juan Eslava, dont il était notoire qu’il protégeait des ribaudes sévillanes — il vivait de quatre ou cinq de ces femmes et s’occupait d’elles comme de ses propres filles, ou presque — ce qui justifiait son surnom, loyalement gagné : le Galant de l’Alameda. Imaginez, amis lecteurs, le tableau formé par tous ces braves gens à demi masqués dans La Cour du Nègre, faisant résonner sous leurs capes, à chaque mouvement, le cliquetis menaçant de leurs dagues, pistolets et épées. Car quiconque se fût trouvé là sans savoir qu’ils étaient tous dans le même camp que lui — du moins pour le moment — eût eu quelque raison de sentir son sang se glacer dans ses veines. Quand cette troupe impressionnante fut enfin au complet, Diego Alatriste laissa quelques pièces sur la table, nous nous levâmes et, au grand soulagement du tavernier, nous sortîmes avec Olmedilla pour nous diriger vers le fleuve, par les ruelles noires comme la gueule d’un loup. Point ne nous fut besoin de regarder derrière nous. Au bruit des pas qui résonnaient dans notre dos nous sûmes que les recrues se glissaient l’une après l’autre par la porte et suivaient notre trace.
Triana dormait dans l’obscurité, et ceux qui restaient éveillés s’empressaient de s’écarter prudemment de notre chemin. La lune était à son dernier quartier, mais elle nous apportait encore un peu de lumière ; suffisamment pour voir se découper sur la berge une barque dont la voile était ferlée sur le mât. Un fanal était allumé à la proue et un autre à terre, et deux formes immobiles, le patron et le matelot, attendaient à bord. C’est là que s’arrêta Alatriste, Olmedilla et moi-même restant près de lui, tandis que les ombres qui nous avaient suivis se rassemblaient tout autour. Mon maître m’envoya prendre un des fanaux et je revins avec pour le poser à ses pieds. Maintenant la lumière ténue de la flamme donnait un aspect plus lugubre encore à ce rassemblement. On distinguait à peine les visages : juste des pointes de moustaches et de barbes, des pans de capes et des chapeaux enfoncés jusqu’aux yeux, et le faible éclat métallique des armes que tous portaient à la ceinture. Des murmures et des chuchotements se firent entendre, tout bas, parmi les camarades qui s’étaient reconnus mutuellement, et le capitaine y mit fin en donnant un ordre sec.