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— Nous allons descendre le fleuve pour un travail qui vous sera expliqué quand nous serons là où nous devons être… Tous ont déjà reçu une avance, et donc personne ne peut revenir en arrière. Et pardonnez-moi de vous dire que nous sommes tous des muets.

— En douter est nous faire offense, dit quelqu’un. Plus d’un ici a fait ses preuves sur le chevalet et a su se taire comme un homme d’honneur.

— Il est bon que cela soit clair… Des questions ?

— Quand toucherons-nous le reste ? demanda une voix anonyme.

— Quand nous en aurons fini avec nos obligations. En principe, après-demain.

— Également en or ?

— Sonnant et trébuchant. Des doublons pareils à ceux qui ont été versés en acompte à chacun.

— Il faudra expédier beaucoup d’âmes ?

Je regardai du coin de l’œil le comptable Olmedilla, sombre et noir dans son manteau, et je vis qu’il semblait gratter le sol de la pointe du pied, mal à l’aise, comme s’il était ailleurs ou pensait à autre chose. Homme de papiers et d’encriers, sans doute n’était-il pas habitué à certaines manières crues.

— On ne réunit pas des gens de votre qualité, répondit Alatriste, pour danser la chacone.

Il y eut quelques rires, quelques jurons et imprécations. Quand ils s’éteignirent, mon maître désigna la barque.

— Embarquez et installez-vous du mieux que vous pourrez. Et à partir de maintenant, messieurs, vous voudrez bien vous considérer comme à l’armée.

— Que signifie cela ? Questionna une autre voix.

À la lueur avare du fanal, tous purent voir que le capitaine posait sa main gauche, comme par distraction, sur le pommeau de son épée. Ses yeux brillaient dans l’obscurité.

— Cela signifie, dit-il lentement, que celui qui désobéit à un ordre ou fait la grimace, je le tue.

Olmedilla observait le capitaine avec une attention soutenue. Dans le chœur, on n’entendait pas bourdonner un moucheron. Chacun ruminait l’avertissement pour son compte, en tâchant d’en faire son profit. Et soudain, dans le silence qui s’était instauré, on entendit, tout près des bateaux amarrés à la berge, un bruit de rames. Tous les ruffians se tournèrent pour regarder : un canot était sorti de l’ombre. Sa silhouette se découpait sur le scintillement des lumières de l’autre rive, avec une demi-douzaine de rameurs à la tâche et trois formes noires dressées à l’avant. Et en moins de temps qu’il ne m’en faut pour l’écrire, Sebastián Copons, flairant le danger, avait déjà bondi en pointant deux énormes pistolets, apparus dans ses mains comme par magie ; et le capitaine Alatriste empoignait, avec la rapidité de l’éclair, l’acier de son épée nue.

— Nous allons pêcher la sardine, dit une voix familière dans l’obscurité.

Comme s’il s’agissait d’un mot de passe, ces paroles nous rassurèrent aussitôt, le capitaine et moi, qui étais également sur le point de mettre la main à ma dague.

— Ce sont gens pacifiques, dit Alatriste.

La meute se rassura tandis que mon maître rengainait et que Copons rangeait ses pistolets. Le canot avait touché terre à une encablure de la proue de notre barque, et l’on pouvait maintenant distinguer, à la clarté diffuse du fanal, les trois hommes qui se tenaient debout. Alatriste s’approcha de la rive pour rejoindre Copons. Je le suivis.

— Nous venons dire adieu à un ami, dit la même voix.

J’avais, moi aussi, reconnu le comte de Guadalmedina. Comme ses deux compagnons, sa cape et son chapeau le dissimulaient. Derrière eux, parmi les rameurs, je vis luire, à demi cachées, les mèches allumées de plusieurs arquebuses. Ceux qui accompagnaient Álvaro de la Marca étaient gens habitués à prendre leurs précautions.

— Nous ne disposons pas de beaucoup de temps, dit le capitaine d’un ton sec.

— Nul ne souhaite vous gêner, répondit Guadalmedina qui restait sur la barque avec les autres, sans mettre pied à terre. Faites comme si de rien n’était.

Alatriste regardait les hommes emmitouflés. L’un d’eux était corpulent, la cape bien serrée autour des épaules et du torse puissants. L’autre était plus svelte, avec un chapeau sans plumes et une cape brune qui le couvrait de la tête aux pieds. Le capitaine resta encore un moment à les observer.

Lui-même était éclairé par le fanal de l’avant de notre barque, son profil de faucon rougeoyant au-dessus de la moustache, les yeux scrutateurs sous le bord noir du chapeau, la main frôlant la garde luisante de son épée. Il semblait sombre et dangereux dans l’obscurité, et je me dis que, vu du bateau, son aspect devait être identique. Finalement, il se tourna vers Copons qui était toujours à mi-chemin et vers les hommes du groupe qui regardaient, un peu plus loin, dissimulés dans l’ombre.

— A bord, dit-il.

Un à un, Copons en tête, les ruffians passèrent près d’Alatriste, et le fanal de la proue les éclaira à mesure qu’ils montaient dans la barque dans un grand fracas de toute la ferraille qu’ils portaient sur eux. La plupart masquaient leur figure en passant devant la lumière, mais d’autres la laissaient découverte par indifférence ou défi. Quelques-uns, même, s’arrêtèrent pour lancer un regard curieux aux trois hommes emmitouflés qui assistaient à l’étrange défilé sans souffler mot. Le comptable Olmedilla s’arrêta un instant près du capitaine, en contemplant les gens du bateau, l’air préoccupé, comme s’il hésitait à leur adresser la parole. Il choisit de ne pas le faire, passa une jambe au-dessus de la lisse de notre barque et, entravé par son manteau, il fût tombé à l’eau si de fortes poignes n’étaient venues le secourir pour le basculer à l’intérieur. Le dernier fut Bartolo Chie-le-Feu, qui portait l’autre fanal et me le passa avant d’embarquer en faisant autant de vacarme que s’il eût porté la moitié de la Biscaye dans sa ceinture et ses poches. Mon maître restait toujours immobile, observant les hommes de l’autre bateau.

— Voilà, dit-il, sans se départir de son ton sec.

— Ce ne me semble pas mauvaise troupe, dit l’emmitouflé grand et gros.

Alatriste le regarda en tentant de percer l’obscurité. Il avait déjà entendu cette voix. Le troisième emmitouflé, celui qui était plus mince et de moindre taille, se tenait entre le gros et Guadalmedina, il avait assisté en silence à l’embarquement des hommes et étudiait maintenant le capitaine avec beaucoup d’attention.

— Sur ma vie, dit-il enfin, ces gens me font peur.

Il avait une voix neutre et distinguée. Une voix habituée à ne jamais être contredite. En l’entendant, Alatriste se figea comme une statue de pierre. Pendant quelques instants, j’entendis sa respiration, calme et très mesurée. Puis il posa une main sur mon épaule.

— Monte à bord ! ordonna-t-il.

J’obéis, en emportant notre bagage et le fanal. Je sautai sur le pont et allai m’installer à l’avant, parmi les hommes enveloppés dans leurs capes qui sentaient la sueur, le fer et le cuir. Copons me ménagea une place, et je m’assis sur mon ballot. De là, je vis Alatriste debout sur la rive, qui regardait toujours les emmitouflés du bateau. Puis il leva une main comme pour ôter son chapeau, mais il n’acheva pas son geste — se bornant à en toucher le bord en manière de salut —, rejeta sa cape sur ses épaules et embarqua à son tour.