L’horizon rougissait déjà derrière les arbres, laissant entrevoir les buissons et les aimables vergers qui allaient parfois jusqu’aux rives du fleuve. Je finis par me lever et, passant entre les formes endormies, je rejoignis le capitaine à l’arrière. Le patron, un individu vêtu d’une casaque de serge, un bonnet de couleur sur la tête, refusa le vin de l’outre que j’apportais pour mon maître. Un coude sur la barre, il était attentif à se maintenir à égale distance des deux rives, à surveiller la brise qui gonflait la voile, et à éviter les troncs d’arbre charriés çà et là par le courant. Il avait la face tannée par le soleil, je ne l’avais pas encore entendu prononcer un mot et ne devais pas l’entendre davantage par la suite. Alatriste but une gorgée de vin et mastiqua le morceau de pain et la viande séchée que je lui avais apportés. Je restai près de lui, à contempler la lumière grandir sur l’horizon et gagner le ciel vide de nuages ; sur le fleuve, elle était encore imprécise, et les hommes allongés dans le fond de la barque étaient toujours enveloppés d’ombre.
— Que fait Olmedilla ? demanda le capitaine, tourné vers l’endroit où se trouvait le comptable.
— Il dort. Il a passé la nuit à crever de froid. Mon maître ébaucha un sourire.
— Il n’a pas l’habitude, dit-il.
Je souris à mon tour. Nous, nous l’avions. Lui et moi.
— Il montera à l’abordage avec nous ? Alatriste eut un léger haussement d’épaules.
— Qui sait ? dit-il.
— Il faudra veiller sur lui, murmurai-je, préoccupé.
— Chacun devra veiller sur soi seul. Quand viendra le moment, ne t’occupe que de toi.
Nous restâmes sans parler, en nous passant l’outre de vin. Mon maître continua de manger un moment.
— Te voilà grand, dit-il entre deux bouchées. Il m’observait, pensif. Je sentis une douce onde de satisfaction me réchauffer le sang.
— Je veux être soldat, dis-je à brûle-pourpoint.
— J’aurais cru que, avec Breda, tu en avais eu ton content.
— Je veux l’être. Comme mon père.
Il cessa de mastiquer, me regarda encore attentivement un moment puis indiqua du menton les hommes couchés dans la barque.
— Ce n’est pas un grand avenir, fit-il remarquer.
Nous nous tûmes, bercés par le balancement de l’embarcation. Maintenant le paysage commençait à se colorer de rouge à travers les arbres, et l’ombre était moins grise.
— De toute façon, dit soudain Alatriste, il te manque quelques années pour qu’on te laisse t’enrôler. Et nous avons négligé ton éducation. C’est pourquoi, dès après-demain…
Je l’interrompis :
— Je lis des livres. J’écris convenablement, je sais les déclinaisons latines et les quatre opérations.
— Ce n’est pas suffisant. Le révérend père Ferez, le magister, est un brave homme et, à Madrid, il pourra s’occuper de toi.
Il se tut de nouveau, pour adresser un autre coup d’œil aux hommes endormis. La lumière croissante accentuait les cicatrices de leurs visages.
— En ce monde, dit-il enfin, la plume arrive parfois là où l’épée ne parvient pas.
— Alors c’est injuste, répondis-je.
— Peut-être.
Il avait un peu tardé à prononcer ce dernier mot, et je crus percevoir une grande amertume dans ce peut-être. Pour ma part, je haussai les épaules sous ma couverture. À seize ans, j’étais sûr que j’arriverais facilement là où j’avais besoin d’arriver. Et maudits soient le magister Ferez et le rôle qu’il était censé jouer là-dedans.
— Mais nous ne sommes pas encore après-demain, capitaine.
Je le dis presque avec soulagement, sur le ton du défi, en regardant obstinément le fleuve devant nous. Sans me retourner, je sus qu’Alatriste me scrutait intensément ; et quand, finalement, je lui fis face, je vis que le soleil levant teignait de rouge l’iris de ses yeux glauques.
— Tu as raison, dit-il en me tendant l’outre. Il reste encore beaucoup de chemin à parcourir.
VIII
LA BARRE DE SANLÚCAR
Le soleil, maintenant, nous frappait à la verticale : nous avions dépassé l’auberge de Tarfïa, là où le Guadalquivir oblique vers l’ouest, quand on commence à deviner sur la rive droite les marais de Doña Ana. Les champs fertiles de l’Aljarafe et les rivages ombragés de Coria et de Puebla firent place à des dunes, des pinèdes et des taillis où l’on apercevait parfois des daims ou des sangliers. La chaleur devint plus forte et plus humide, et dans la barque les hommes plièrent leurs couvertures, dégrafèrent leurs capes, casaquins et pourpoints. Serrés comme harengs en caque, la lumière du jour laissait voir maintenant leurs faces mal rasées, les balafres, les barbes et les moustaches dont l’aspect patibulaire ne détonnait pas avec les monceaux d’armes, épées, dagues, poignards et pistolets que tous gardaient près d’eux, de même que leurs ceinturons et baudriers de cuir. Leurs vêtements sales et leur peau travaillée par le grand air, le manque de sommeil et la navigation, répandaient une odeur crue, acre, que je connaissais bien depuis les Flandres. Une odeur d’hommes en campagne. Une odeur de guerre.
Je fis bande à part dans un coin avec Sebastián Copons et le comptable Olmedilla sur qui je me croyais obligé moralement de veiller un peu au milieu de semblable compagnie et malgré l’antipathie qu’il continuait de m’inspirer. Nous partageâmes le vin de l’outre et les provisions, et, même si ni le vétéran de Huesca ni l’agent du trésor royal n’étaient hommes à prononcer beaucoup — ou même peu — de mots, je demeurais près d’eux mû par un sentiment de loyauté. Envers Copons, pour ce que nous avions vécu ensemble dans les Flandres ; et envers Olmedilla, à cause des circonstances. Quant au capitaine Alatriste, il resta, tout au long des douze lieues de notre navigation, constamment occupé de son affaire, toujours assis à l’arrière à côté du patron, ne dormant que par brefs intervalles — quand il le faisait, il rabattait son chapeau sur son visage pour qu’on ne le vît fermer les yeux — et sans presque jamais quitter les hommes du regard. Il les étudiait posément un par un, comme si, de la sorte, il se pénétrait de leurs qualités et de leurs vices pour les connaître mieux. Il était attentif à leur manière de manger, de bâiller, de dormir ; aux éclats de voix quand ils manipulaient les cartes, en cercle, jouant avec le jeu de Guzmán Ramirez ce qu’ils ne possédaient pas encore. Il repérait celui qui buvait beaucoup et celui qui buvait peu ; le loquace, le hâbleur et le taciturne ; les jurons d’Enriquez le Gaucher, le rire tonitruant du mulâtre Campuzano ou l’immobilité de Saramago le Portugais, qui lut durant tout le voyage, allongé sur sa cape, avec le plus grand détachement du monde. Il y en avait qui étaient silencieux et discrets, comme le Chevalier d’Illescas, le matelot Suárez ou le Biscayen Mascarúa, et d’autres empruntés et mal à l’aise, comme Bartolo Chie-le-Feu qui ne connaissait personne et dont les tentatives de conversation échouaient l’une après l’autre. Certains s’exprimaient de façon spirituelle et agréable, comme Pencho Bullas, ou le maquereau Juan Eslava qui, toujours d’excellente humeur, détaillait à ses camarades avec un grand luxe de précisions les propriétés — expérimentées par lui-même, affirmait-il — de la poudre de corne de rhinocéros, propices à la virilité. D’autres se montraient ombrageux, comme Ginesillo le Mignon avec son air sage, son sourire équivoque et son regard dangereux, Andresito aux Cinquante et ses airs supérieurs, ou sournois, comme le Brave des Galions, le visage parcouru d’estafilades qu’il ne devait certainement pas à un barbier. Et ainsi, tandis que notre barque descendait le fleuve, l’un parlait d’affaires de femmes ou d’argent, l’autre blasphémait à la ronde en jetant les dés pour tuer le temps, un autre encore évoquait des anecdotes vraies ou imaginaires d’une hypothétique vie de soldat qui, bientôt, incluait Roncevaux et pourquoi pas quelques campagnes avec Viriato contre les Romains. Tout cela, naturellement, avec les habituelles invocations au ciel, serments, rodomontades et hyperboles.