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Au port, où s’amoncelaient sacs de matelots et équipements de soldats, nous avons pris congé de plusieurs camarades qui traînaient là, absorbés autant par le jeu que par les racoleuses louches qui profitaient de leur débarquement pour trouver des proies faciles. Quand nous dîmes adieu à Curro Garrote, il était déjà redevenu un terrien, accroupi devant une table de jeu, trichant et mentant à l’envi, surveillant ses cartes comme si sa vie en dépendait, le pourpoint défait et la main droite posée sur le pommeau de sa biscaïenne pour faire face à toute éventualité, la gauche passant constamment d’un pot de vin aux cartes qui allaient et venaient au milieu des blasphèmes, des jurons et des imprécations, car il voyait déjà la moitié de sa bourse entre les doigts d’autrui. Malgré tout cela, l’homme de Malaga interrompit son affaire pour nous souhaiter bonne chance, en ajoutant que nous nous reverrions tôt ou tard, en un lieu ou un autre.

— Et sinon, en enfer, conclut-il.

Après Garrote, nous fîmes nos adieux à Sebastián Copons qui, comme vos seigneuries s’en souviendront, était de la province de Huesca et vieux soldat, petit, sec, dur, et encore moins prodigue en paroles que le capitaine Alatriste. Copons nous dit qu’il pensait mettre son congé à profit pour rester quelques jours dans la ville et qu’il monterait ensuite, lui aussi, à Séville. Il avait cinquante ans, beaucoup de campagnes derrière lui et trop de coutures sur le corps — la dernière, celle du moulin Ruyter, le balafrait de la tempe à l’oreille ; et il était peut-être temps, expliqua-t-il, de penser à Cillas de Ansó, le petit village où il était né. Il s’accommoderait fort bien d’une jeunesse et d’un peu de terre, si seulement il parvenait à s’habituer à étriper des mottes en place de luthériens. Mon maître et lui convinrent de se revoir à Séville, à l’auberge de Becerra. Et, tandis que nous nous quittions, j’observai qu’ils se donnaient une accolade silencieuse, sans démonstrations inutiles, mais d’une fermeté qui correspondait bien à leurs caractères.

Je regrettais de me séparer de Copons et de Garrote ; oui, même de ce dernier que, pourtant, je n’avais jamais réussi à trouver sympathique tout le temps que nous avions vécu ensemble, avec ses cheveux en broussaille, son anneau d’or à l’oreille et ses dangereuses manières de ruffian du Perchel. Mais ils étaient les seuls camarades de notre ancien escadron de Breda à nous avoir accompagnés jusqu’à Cadix. Le reste était resté là-bas, dispersé un peu partout : le Majorquin Llop et le Galicien Rivas à deux pieds sous la terre flamande, l’un au moulin Ruyter, l’autre dans la caserne de Terheyden. Le Biscaïen Mendieta, s’il était encore de ce monde, gisait prostré par le typhus dans un sinistre hôpital pour soldats de Bruxelles ; et les frères Olivares, emmenant avec eux comme valet mon ami Jaime Correas, s’étaient engagés pour une nouvelle campagne dans le régiment d’infanterie espagnole de don Francisco de Medina — le nôtre, celui de Carthagène qui avait tant souffert durant le long siège de Breda, ayant été temporairement réformé. La guerre des Flandres menaçait d’être longue ; on disait que, après tant de dépenses en argent et en vies, le comte et duc d’Olivares, favori et ministre de notre roi Philippe IV, avait décidé de mettre, là-haut, l’armée en position défensive, afin de combattre de façon économique, réduisant les troupes d’assaut à l’indispensable. Ce qui est sûr, c’est que six mille soldats s’étaient vus congédiés, de gré ou de force ; voilà pourquoi beaucoup de vétérans étaient revenus en Espagne sur le Jesús Nazareno, les uns trop vieux ou malades, les autres ayant dûment reçu leur dernière solde après avoir accompli leur temps de service réglementaire ou ayant été affectés à différents régiments ou détachements dans la Péninsule ou en Méditerranée. La plupart fatigués, enfin, de la guerre et de ses périls ; qui pouvaient dire, comme le personnage de Lope de Vega :

Mais tout bien vu,

qui me dira ce que m’ont fait ces luthériens ?

Car le Seigneur qui les créa

ne peut-il pas, et aussi bien,

les tuer tous s’il veut, ma foi,

beaucoup plus aisément que moi ?

Le nègre envoyé par don Francisco de Quevedo nous fit aussi ses adieux sur le port de Cadix, après nous avoir indiqué, au capitaine Alatriste et à moi, notre embarcation. Nous montâmes à bord, nous nous éloignâmes de la terre à la force des rames, et après être passés de nouveau entre les galions imposants — ce n’était pas spectacle courant que de les voir ainsi au ras de l’eau — le patron fit hisser la voile, le vent étant propice. Nous traversâmes ainsi la baie en direction de l’embouchure du Guadalete et, à la tombée de la nuit, nous nous rangions au flanc de la Levantina, une svelte galère mouillée parmi beaucoup d’autres au milieu du fleuve, toutes avec leurs antennes et leurs vergues arrimées sur le pont, face aux grands monticules neigeux des salines qui se dressaient sur la rive gauche. La ville blanche et brune s’étendait sur la droite, le haut donjon du château protégeant l’entrée du mouillage. Le port de Santa Maria était la base principale des galères du roi notre seigneur, et mon maître le connaissait depuis l’époque où il y avait été embarqué pour lutter contre les Turcs et les Barbaresques. Quant aux galères, ces machines de guerre mues par les muscles et le sang humains, il en savait également beaucoup plus que ce que la plupart des gens veulent savoir. Aussi, après nous être présentés au capitaine de la Levantina, qui, au vu du passeport, nous autorisa à rester à bord, Alatriste chercha un endroit convenable près d’un sabord, graissa la patte au garde-chiourme avec un doublon de huit et s’installa avec moi, adossé à notre bagage et gardant la main sur la dague toute la nuit. Car, ajouta-t-il en esquissant un sourire sous sa moustache, chez les gens de sac et de corde, c’est-à-dire aux galères, du capitaine au dernier forçat, le plus honnête n’obtient congé pour la Gloire qu’après au moins trois cents ans de purgatoire.

Je dormis enroulé dans mon manteau, sans que les cafards et les poux qui couraient dessus n’ajoutent rien de neuf à ce dont j’avais pris l’habitude au cours du long voyage sur le Nazareno ; car entre les rats, les punaises, les puces et autres vermines, il n’est point de bateau ni autre chose flottante qui ne renferment une légion de ces bestioles, si vaillantes qu’elles sont capables de dévorer un mousse sans respecter vendredi ni carême. Et chaque fois que je me réveillais en train de me gratter, je rencontrais les yeux ouverts de Diego Alatriste, si clairs qu’ils semblaient faits de la lumière de la lune qui se déplaçait lentement au-dessus de nos têtes et des mâts de la galère. Je me souvenais de sa plaisanterie sur le congé du purgatoire. En fait, je ne l’avais jamais entendu commenter la raison du congé demandé à notre capitaine Bragado au terme de la campagne de Breda et, ni alors ni depuis, je n’avais pu lui arracher une syllabe à ce sujet ; mais j’avais l’impression que je n’avais pas été étranger à cette décision. C’est plus tard, seulement, que j’ai su qu’Alatriste avait un moment envisagé, parmi d’autres, l’éventualité de passer avec moi aux Indes. J’ai déjà raconté que depuis la mort de mon père dans un bastion de Julien, en l’an vingt et un, le capitaine s’occupait de moi à sa manière ; et, à cette époque, il était arrivé à la conclusion que, l’expérience flamande achevée, utile pour un garçon de mon siècle et de ma condition s’il n’y laissait pas sa santé, sa peau ou sa conscience, il était temps de pourvoir à mon éducation et à mon avenir en rentrant en Espagne. L’emploi de soldat n’était pas celui qu’Alatriste jugeait le meilleur pour le fils de son ami Lope Balboa, même si je l’ai démenti par la suite, quand, après Nördlingen, la défense de Fontarabie et les guerres de Portugal et de Catalogne, j’ai été fait sous-lieutenant à Rocroi ; et si, après avoir commandé une compagnie, je me suis hissé au rang de lieutenant des courriers royaux puis de capitaine de la garde espagnole du roi Philippe IV. Mais pareille biographie donne totalement raison à Diego Alatriste ; car si j’ai honorablement combattu sur nombre de champs de bataille en bon catholique et bon Basque, je n’en ai guère tiré profit ; et je dois plus mes avantages et mon ascension à la faveur du roi, à mes liens avec Angelica d’Alquézar et à la chance qui m’a toujours accompagné qu’aux effets de la vie militaire proprement dite. Parce que l’Espagne, rarement mère et plus souvent marâtre, paye toujours mal le sang de qui le verse à son service ; d’autres, qui avaient plus de mérite, ont pourri dans les antichambres d’agents royaux indifférents, dans les asiles d’invalides ou à la porte des couvents, de la même manière qu’auparavant ils avaient pourri dans les assauts et les tranchées. Et si j’ai eu une chance exceptionnelle, dans le métier d’Alatriste et le mien, le sort commun, après toute une vie passée sous le harnois à voir grêler les balles, est de finir