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Je me relevai, étourdi. Parbleu, cela changeait la situation, et pas pour l’améliorer. Je voulus réfléchir à ce que cela signifiait ; mais la mêlée était trop ardente pour me laisser le temps de me creuser les méninges. Je cherchai une arme meilleure que ma dague et trouvai un sabre d’abordage : lame large, courte, et énorme coquille. Son poids dans ma main me consola tout à fait. À la différence de l’épée, dont le fil était plus fin et fait pour blesser de la pointe, il permettait de s’ouvrir un chemin en frappant de taille. C’est ce que je fis, chaf, chaf, impressionné moi-même par le craquement que produisait chaque coup. Je parvins près d’un petit groupe formé du mulâtre Campuzano, qui se battait le front ouvert par une entaille sanglante, et du Chevalier d’Illescas, qui ne luttait plus que sans conviction, épuisé, cherchant des yeux une ouverture pour se jeter à la mer.

Je vis une épée ennemie luire devant moi. Je levai le sabre pour dévier le coup, et je n’avais pas achevé ce mouvement que, avec un soudain sentiment de panique, je compris mon erreur. Mais il était trop tard : au même instant, d’en bas et de côté, quelque chose de perçant et de métallique perfora mon casaquin et pénétra dans ma chair ; et je frémis jusqu’à la moelle quand je sentis l’acier glisser, en grinçant, entre mes côtes.

Tout s’ajustait, pensa fugacement Diego Alatriste en se mettant en garde. L’or, Luis d’Alquézar, la présence de Gualterio Malatesta à Séville puis ici, à bord du galion flamand. L’Italien escortait la cargaison, et c’était pour cela qu’ils avaient rencontré sur le Niklaasbergen une résistance aussi inattendue : la plupart de ceux qui leur faisaient face n’étaient pas des matelots mais des mercenaires espagnols, comme eux. En réalité, cette tuerie se déroulait entre chiens du même chenil.

Il n’eut pas le temps de méditer davantage car, après la surprise initiale — Malatesta semblait aussi interloqué que lui —, l’Italien lui arrivait déjà dessus, noir et menaçant, l’épée pointée. Aussitôt la fatigue du capitaine s’évanouit comme par enchantement. Rien ne tonifie mieux les humeurs du sang qu’une haine recuite ; et la sienne s’enflamma en conséquence, bien ravivée et incandescente. De sorte que le désir de tuer s’avéra plus puissant que l’instinct de survie. Alatriste fut même plus rapide que son adversaire, car, lorsque vint la première botte, il était déjà en position ; il la détourna d’un mouvement sec du poignet, et la pointe de son épée arriva à un pouce du visage de l’autre, qui trébucha pour l’éviter. Cette fois, remarqua le capitaine en avançant vers lui, cet infâme enfant de putain avait perdu le goût de siffler tiruti-ta-ta, ou quelque autre maudite chanson.

Sans attendre que l’Italien se ressaisisse, il fit un pas en le pressant de près, le prenant entre son épée et sa dague, de sorte que Malatesta fut obligé de battre en retraite, en cherchant une ouverture pour riposter. Ils s’affrontèrent de nouveau impétueusement, sous l’échelle même du château, et continuèrent ensuite de près avec les dagues et en entrechoquant les gardes de leurs rapières, jusqu’aux haubans de l’autre bord. Là, l’Italien alla donner contre le bouton d’un canon de bronze, ce qui lui fit perdre l’équilibre, et Alatriste eut plaisir à lire la peur dans ses yeux quand lui-même se tourna à demi, sa main gauche pointant sa dague et sa gauche menaçant du tranchant de l’épée, pour frapper ainsi à la fois d’estoc et de taille, mais le capitaine eut la malchance, au moment d’exécuter ce dernier coup, que la lame de son épée tourne et frappe à plat. Cela suffit pour que l’autre lance un cri de joie féroce ; et, avec l’efficacité d’un serpent, il porta une botte d’une telle force qu’Alatriste, totalement pris de court, eût rendu incontinent son âme à Dieu s’il n’avait pas réussi à faire un bond en arrière.

— Comme le monde est petit, murmura Malatesta, en haletant.

Lui aussi semblait surpris de retrouver là son vieil ennemi. Pour sa part, le capitaine ne dit rien, se bornant à affermir ses pieds et à se remettre en garde. Ils restèrent ainsi à s’étudier, épées et dagues à la main, penchés en avant et prêts à reprendre leurs assauts. Tout autour la bataille continuait de faire rage et les hommes d’Alatriste d’avoir le dessous. Malatesta jeta un coup d’œil.

— Cette fois, c’est toi le perdant, capitaine… Le gâteau était trop gros pour toi.

L’Italien souriait avec beaucoup d’aplomb, noir comme la Parque, tandis que la lumière trouble de la lanterne accentuait les cicatrices et les marques de petite vérole sur sa figure.

— J’espère, ajouta-t-il, que tu n’as pas amené le marmouset dans cette boucherie.

C’était un des points faibles de Malatesta, pensa Alatriste, tout en lui portant une botte haute : il parlait trop, et cela ouvrait des trous dans sa défense. La pointe de l’épée toucha l’Italien au bras gauche et lui fit lâcher la dague avec un juron. Le capitaine profita de cette ouverture pour employer la sienne et lui en porter un coup si violent que, manquant son but, la lame alla frapper le canon, sur lequel elle se brisa. Un instant Malatesta et lui se regardèrent de très près, presque embrassés. Puis chacun dégagea prestement son épée pour prendre du recul et être le premier à s’en servir ; à la différence que le capitaine, prenant appui de sa main libre — et douloureuse — sur le canon, donna à l’Italien un formidable coup de pied qui l’expédia contre la lisse et les haubans. À ce moment, des grands cris se firent entendre sur le tillac, derrière lui, et le cliquetis de nouvelles lames se répandit sur le pont du navire. Alatriste ne se retourna pas, surveillant son ennemi ; mais à son expression soudain mortellement désespérée, il comprit que Sebastián Copons venait d’aborder le Niklaasbergen par la proue. Et en manière de confirmation, l’Italien ouvrit la bouche pour lâcher un effroyable blasphème dans sa langue maternelle. Quelque chose où il était question de cazzo di Cristo et de sporca Madonna.

Je me traînai en comprimant la blessure avec les mains, pour aller m’adosser à des cordages lovés sur le pont, près de la lisse. Là, je défis mes vêtements en cherchant la plaie, qui se trouvait sur le côté droit ; mais je ne pus la voir dans l’obscurité. Elle ne me faisait pas vraiment souffrir, sauf aux côtes que la lame avait atteintes. Je sentis le sang couler doucement entre mes doigts, filant sous la ceinture, sur mes cuisses, pour aller se mélanger à celui qui imbibait le plancher du pont. Je dois faire quelque chose, pensai-je, sinon je vais me retrouver saigné comme un verrat. L’idée me fit défaillir, et j’aspirai l’air à grandes goulées en luttant pour rester conscient ; un évanouissement était le moyen le plus sûr de me vider par ma blessure. Autour de moi le combat continuait, et tout le monde était beaucoup trop occupé pour que je demande de l’aide ; sans compter cette circonstance aggravante que je pouvais tomber sur un ennemi qui m’eût coupé proprement la gorge. C’est pourquoi je décidai de serrer les dents et de me débrouiller seul. En me laissant choir lentement sur le flanc sain, je mis un doigt dans la blessure pour avoir une idée de sa profondeur. J’estimai qu’elle ne dépassait pas deux pouces : le casaquin de daim méritait largement les vingt écus qu’il avait coûtés. Je pouvais respirer sans gêne et le poumon semblait indemne ; mais le sang continuait de couler et je m’affaiblissais de plus en plus. Je dois l’arrêter, me dis-je, ou il n’y aura plus qu’à commander des messes.