Partout ailleurs il eût suffi d’une poignée de terre pour former le caillot, mais ici c’était impensable. Je n’avais même pas un mouchoir propre. Toutefois, sans m’en rendre compte, j’avais gardé ma dague, puisqu’elle était là, entre mes jambes. Je taillai un morceau du pan de ma chemise que j’enfonçai dans la plaie. Cette fois, j’eus vraiment mal. La douleur fut telle que je dus serrer les dents pour ne pas crier.
J’étais sur le point de perdre connaissance. J’ai fait ce que j’ai pu, me dis-je en guise de consolation, avant de sombrer dans le gouffre noir qui s’ouvrait sous moi. Je ne pensais pas à Angelica, je ne pensais à rien. De plus en plus faible, j’appuyai ma tête contre la lisse et, soudain, il ne sembla que celle-ci bougeait. C’est sans doute ma tête qui tourne, en déduisis-je. Mais je me rendis compte alors que le bruit du combat avait diminué autour de moi, et qu’il s’était déplacé plus loin sur le pont, du côté du tillac et de la proue, où j’entendais beaucoup de cris et un grand tapage. Des hommes passèrent au-dessus de moi, me piétinant presque dans leur hâte, et se jetèrent à l’eau. Je levai la tête, stupéfait, et il me sembla que quelqu’un était monté à la vergue de la grande voile et coupait les garcettes, car celle-ci se déploya d’un coup, pour se gonfler à demi sous la brise. Alors j’esquissai un sourire stupide et heureux, car j’avais compris que nous avions gagné, que le groupe de proue avait réussi à couper la chaîne de l’ancre, et que le galion dérivait dans la nuit, en direction des bancs de sable de San Jacinto.
J’espère qu’il saura tenir bon jusqu’au bout et ne se rendra pas, pensa Diego Alatriste en se mettant de nouveau en garde. J’espère que ce chien de Sicilien aura la décence de ne pas demander quartier, parce que je vais le tuer quoi qu’il arrive, et je ne veux pas qu’il soit désarmé quand je le ferai. Éperonné par l’urgence de porter le coup final et de ne pas commettre, ce faisant, d’erreur de dernière minute, il rassembla toutes les forces qui lui restaient pour expédier à Gualterio Malatesta une série de bottes furieuses, si rapides et si brutales que le meilleur escrimeur du monde n’eût rien pu faire pour y riposter. L’autre recula en se protégeant à grand-peine ; mais il eut assez de sang-froid, lorsque le capitaine se fendit pour la dernière, pour lui envoyer un coup d’épée oblique, en haut, qui ne manqua son visage que d’un cheveu. Le répit suffit à Malatesta pour lancer un bref coup d’œil autour de lui, constater l’état des choses sur le pont et se rendre compte que le galion dérivait vers la côte.
— Je rectifie, Alatriste. Cette fois, c’est toi le gagnant.
Il n’avait pas fini de parler quand le capitaine lui toucha l’œil de la pointe de son épée. L’Italien serra les dents et poussa un gémissement, en portant le dos de sa main libre à son visage inondé de sang. Mais même ainsi, sans rien perdre de sa maîtrise de soi, il trouva encore la force de porter, en aveugle, un furieux coup de la pointe de son épée qui transperça presque le casaquin d’Alatriste, en le faisant reculer de trois pas.
— Allez en enfer ! Articula Malatesta. Toi et l’or.
Puis il poussa son épée en essayant de l’atteindre au visage, bondit dans les haubans et sauta comme une ombre dans l’obscurité. Alatriste courut à la lisse, plus rapide que le vent, mais il put seulement entendre le bruit du plongeon dans l’eau noire. Et il resta là, immobile, à regarder stupidement la mer dans les ténèbres.
— Excuse-moi pour le retard, Diego, dit une voix derrière lui.
Sebastián Copons était là, ahanant de fatigue, le foulard noué sur le front et l’épée à la main, le sang couvrant sa face comme un masque. Alatriste fit un signe de tête affirmatif, l’air encore absent.
— Beaucoup de pertes ?…
— La moitié.
— Iñigo ?
— Ça va. Une boutonnière à la poitrine… Mais l’air ne sort pas.
Alatriste acquiesça de nouveau et continua de regarder la sinistre étendue noire de la mer. Derrière lui résonnaient les cris de victoire de ses hommes et les hurlements des derniers défenseurs du Niklaasbergen égorgés à mesure qu’ils se rendaient.
Dès que le sang s’arrêta de couler, je me sentis mieux, et mes jambes recouvrèrent leur force. Sebastián Copons m’avait fait un pansement de fortune et, avec l’aide de Bartolo Chie-le-Feu, j’allai rejoindre les autres au pied de l’échelle du château. Nos hommes dégageaient le pont en balançant des cadavres par-dessus bord, après les avoir dépouillés de tous les objets de valeur qu’ils trouvaient sur eux. Le bruit que faisaient les corps en plongeant était sinistre, et je n’ai jamais pu savoir le nombre d’Espagnols et de Flamands qui moururent cette nuit-là sur le galion : quinze, vingt, ou plus. Le reste s’était jeté à la mer pendant le combat ; maintenant ils nageaient ou se noyaient dans le sillage que le galion, favorisé par la brise de nord-est, laissait derrière lui dans sa dérive vers les bancs de sable.
Sur le pont, encore glissant de sang, les corps de nos morts gisaient sous la lumière de la lanterne. Les hommes du groupe de poupe avaient eu la plus mauvaise part. Ils étaient là, immobiles, les cheveux en désordre, les yeux fermés ou ouverts, dans l’attitude où la Parque les avait surpris : Sangonera, Mascarua, le Chevalier d’Illescas et le Murcien Pencho Bullas. Guzmán Ramirez avait disparu dans la mer, et Andresito aux Cinquante agonisait en gémissant à voix basse, recroquevillé contre l’affût d’un canon, couvert du pourpoint que quelqu’un avait jeté sur lui pour masquer ses tripes qui se répandaient jusqu’aux chevilles. Enriquez le Gaucher, le mulâtre Campuzano et Saramago le Portugais s’en sortaient avec des blessures moins graves. Un autre cadavre gisait sur le pont, et je le regardai un moment, frappé de stupeur, car une telle éventualité ne m’était jamais venue à l’esprit : le comptable Olmedilla gardait les paupières entrouvertes, comme s’il avait veillé jusqu’au dernier instant à remplir ses obligations envers ceux qui lui payaient son salaire d’agent du trésor royal. Il était un peu plus pâle qu’à l’ordinaire, avec son rictus de mauvaise humeur imprimé sous la petite moustache de rat comme s’il se désolait de ne pas avoir eu le temps de tout consigner, avec encre, papier et bonne écriture, sur le document officiel habituel. Le masque de la mort rendait son aspect plus insignifiant, il était très tranquille et semblait très seul. Et l’on me rapporta qu’il était monté à l’abordage dans le groupe de proue, en grimpant aux cordages avec son attendrissante maladresse, donnant ensuite à l’aveuglette des coups de son épée qu’il tenait à deux mains et qu’il savait à peine manier, et qu’il était tombé immédiatement, sans crier ni se plaindre, pour un or qui n’était pas le sien. Pour un roi qu’il avait à peine vu de loin, qui ignorait son nom, et qui, s’il l’avait croisé sans un quelconque cabinet, ne lui eût même pas adressé la parole.
Dès qu’il me vit, Alatriste vint à moi, palpa délicatement ma blessure puis posa une main sur mon épaule. À la lumière de la lanterne, je pus voir que ses yeux étaient encore pleins du combat récent, bien loin de tout ce qui nous entourait.
— Je me réjouis de te voir, mon gars, dit-il.
Mais je sus que ce n’était pas vrai. Il s’en réjouirait peut-être plus tard, lorsque les battements de son cœur reprendraient leur rythme habituel et que tout serait de nouveau à sa place ; mais pour le moment ses paroles n’étaient que des paroles. Ses pensées étaient encore occupées par Gualterio Malatesta, et aussi par la dérive du galion vers les bancs de San Jacinto. C’est à peine s’il regarda les cadavres des nôtres, et même Olmedilla n’eut droit qu’à un bref coup d’œil. Rien ne semblait le surprendre, pas même que je fusse encore vivant, et il lui restait beaucoup à faire. Il envoya le Galant Eslava au bord sous le vent pour qu’il prévienne si nous donnions sur le banc de sable ou sur les hauts-fonds du cap, ordonna à Juan Jaqueta de rester vigilant, au cas où il resterait encore quelque ennemi caché, et rappela que personne, sous aucun prétexte, ne devait descendre aux ponts inférieurs. Qui le ferait le paierait de sa vie, dit-il d’un air sombre ; et Juan Jaqueta, après l’avoir regardé fixement, acquiesça en hochant la tête. Puis, accompagné de Sebastián Copons, Alatriste descendit dans les profondeurs du navire. Pour rien au monde je n’eusse manqué cela, aussi profitai-je des privilèges que me donnait mon état pour leur emboîter le pas, malgré la douleur que me causait ma blessure, en essayant de ne pas faire de mouvements brusques qui la feraient saigner davantage.