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Copons portait une lanterne et un pistolet qu’il avait ramassé sur le pont ; et Alatriste, son épée nue. Nous parcourûmes ainsi les cabines et l’entrepont sans rencontrer personne - nous vîmes une table mise avec les mets intacts sur une douzaine d’assiettes —, et nous finîmes par arriver devant un escalier qui plongeait dans l’obscurité. Au bout, il y avait une porte fermée avec une grosse barre de fer et deux cadenas. Copons me donna la lanterne, alla chercher une hache d’abordage et, après quelques coups, la porte fut enfoncée. J’éclairai l’intérieur.

— Foutredieu, murmura l’Aragonais.

L’or et l’argent pour lesquels nous nous étions entretués sur le pont étaient là. Arrimé en guise de lest, le trésor s’entassait dans des barils et des caisses bien attachés les uns aux autres. Les lingots et les barres luisaient, pavant la cale comme un incroyable rêve doré. Dans les mines lointaines du Mexique et du Pérou, là où ne pénétrait jamais la lumière du soleil, sous le fouet des contremaîtres, des milliers d’esclaves indiens avaient laissé leur santé et leur vie pour que ce métal précieux arrive jusqu’ici et aille payer les dettes de l’empire, les armées et les guerres que l’Espagne livrait contre la moitié de l’Europe, ou accroître la fortune de banquiers, d’agents royaux, de nobles sans scrupules et, dans le cas présent, la bourse du roi lui-même. L’éclat des barres d’or se reflétait dans les yeux du capitaine Alatriste et dans ceux, écarquillés, de Copons. Et moi, j’assistais au spectacle, fasciné.

— Nous sommes idiots, Diego, dit l’Aragonais. Nous l’étions, sans nul doute. Et je vis que le capitaine acquiesçait lentement aux paroles de son camarade. Nous l’étions de ne pas hisser toutes les voiles, si nous avions su comment le faire, non en direction des bancs de sable, mais vers la haute mer, vers les eaux qui baignaient des terres habitées par des hommes libres, sans maître, sans dieu et sans roi.

— Sainte Vierge, dit une voix derrière nous.

Nous nous retournâmes. Le Brave des Galions et le matelot Suárez se tenaient sur l’escalier et contemplaient le trésor avec des yeux exorbités. Les armes à la main et portant sur le dos des sacs où ils avaient enfourné toutes les choses de valeur trouvées sur leur chemin.

— Que faites-vous ici ? demanda Alatriste.

Au ton de sa voix, quiconque l’eût mieux connu eût été immédiatement sur ses gardes. Mais ils ne le connaissaient guère.

— On se promène, répliqua le Brave des Galions avec la plus grande insolence.

Le capitaine passa deux doigts sur sa moustache. Ses yeux étaient immobiles comme des billes de verre.

— J’ai donné l’ordre que personne ne descende.

— Bah.

Le Brave fit claquer sa langue, avec une expression féroce sur son visage couvert de marques et de pustules.

— Et nous voyons maintenant pourquoi.

Il continuait de contempler le trésor qui luisait dans la cale, et l’on pouvait lire de la démence dans ses yeux. Puis il échangea un regard avec Suárez, qui avait posé son sac sur une marche de l’escalier et se grattait la tête, incrédule, abasourdi par la découverte.

— Qu’en dis-tu, camarade ? lui lança le Brave des Galions.

Il faut parler de ça avec les autres… La bonne blague ce serait que les mots moururent dans sa gorge car, sans autre préambule, Alatriste lui avait transpercé la poitrine de son épée, et si prestement que le ruffian regarda soudain, stupéfait, la lame qui ressortait déjà de la blessure. Il tomba la bouche ouverte avec un soupir désespéré, d’abord sur le capitaine qui s’écarta, puis en roulant de marche en marche jusqu’au pied d’un baril plein d’argent. En voyant cela, Suárez lança un « Mon Dieu ! » terrifié et leva le sabre qu’il tenait à la main ; mais il eut sans doute un éclair de lucidité car, brusquement, il tourna les talons et se mit à grimper l’escalier à toute allure en étouffant un hurlement de peur. Et il continua de hurler jusqu’au moment où Sebastián Copons, qui avait dégainé sa dague avant de grimper derrière lui à sa suite pour l’attraper par le pied, le faire tomber et le saisir par les cheveux, lui renversa violemment la tête en arrière pour l’égorger en moins de temps qu’il n’en faut pour dire amen.

J’assistai à la scène, stupéfait, pétrifié. Sans oser bouger le petit doigt, je vis Alatriste essuyer son épée sur le corps du Brave des Galions, dont le sang qui se répandait sur le sol allait tacher les lingots d’or empilés. Puis il fit une chose étrange : il cracha, comme s’il avait une cochonnerie dans la bouche. Il cracha comme pour lui seul, ou comme quelqu’un qui lance un juron silencieux ; et je frissonnai quand mes yeux rencontrèrent les siens, car il me regardait comme s’il ne me connaissait pas et, un instant, j’eus presque peur qu’il ne me plante aussi son épée dans le corps.

— Surveille l’escalier, dit-il à Copons.

L’Aragonais qui, lui aussi, essuyait sa dague, agenouillé près du corps inerte de Suárez, acquiesça. Puis Alatriste passa à côté de lui sans presque regarder le cadavre du matelot et remonta sur le pont. Je le suivis, soulagé de laisser derrière moi le spectacle atroce de la cale, et, une fois en haut, je vis qu’Alatriste s’arrêtait pour respirer profondément, comme s’il cherchait l’air qui lui avait manqué en bas. À ce moment, le Galant Eslava posté à la lisse cria et, presque en même temps, nous sentîmes le froissement du sable sous la quille du galion. Celui-ci s’immobilisa, le pont penché, et les hommes désignèrent les lumières qui bougeaient sur la terre ferme et venaient à notre rencontre. Le Niklaasbergen venait de s’échouer sur les bancs de San Jacinto.

Nous allâmes à la lisse. On entendait un bruit de rames dans l’obscurité, une file de lumières s’avançait vers l’extrémité de la langue de sable, et les lanternes faisaient pâlir l’eau sous le galion. Alatriste jeta un coup d’œil sur le pont.

— On part, dit-il à Juan Jaqueta. Celui-ci eut un moment d’hésitation.

— Où sont Suárez et le Brave des Galions ? Questionna-t-il, inquiet. Pardonnez-moi, capitaine, mais je n’ai pu éviter… — Il s’interrompit tout de suite, en observant avec beaucoup d’attention mon maître sous la lumière du tillac.

— Excusez-moi… J’aurais dû les tuer, pour les empêcher de descendre.

Il se tut un instant.

— Les tuer, répéta-t-il tout bas, d’une voix mal assurée.

C’était plus une interrogation qu’autre chose. Mais elle resta sans réponse. Alatriste continuait de regarder autour de lui.

— Nous quittons le navire, dit-il en s’adressant aux hommes du pont. Occupez-vous des blessés.

Jaqueta l’observait toujours. Il semblait attendre une réponse.

— Que s’est-il passé ? demanda-t-il, la mine sombre.

— Ils ne viendront pas.

Il s’était retourné pour lui faire face, très froid et très calme. L’autre ouvrit la bouche, mais finalement il ne dit rien. Il resta ainsi un moment puis se tourna vers les hommes en les pressant d’obéir. Les barques et les lumières se rapprochaient, et les nôtres commencèrent à descendre par l’échelle vers la langue de sable que la marée basse laissait à découvert sous le galion. Bartolo Chie-le-Feu et le mulâtre Campuzano, dont le pansement au front ressemblait à un turban, descendirent en soutenant Enriquez le Gaucher dont le nez cassé saignait beaucoup et qui avait plusieurs mauvaises entailles aux bras. Pour sa part, Ginesillo le Mignon aidait Saramago qui avait reçu un pouce et demi de fer dans une cuisse et boitait.