— Ils ont failli me faire sauter les génitoires, se plaignait le Portugais.
Les derniers furent Jaqueta, qui, auparavant, ferma les yeux de son compère Sangonera, et le Galant Eslava. Quant à Andresito aux Cinquante, personne n’eut à s’occuper de lui, car cela faisait un moment qu’il était mort. Copons apparut en haut de l’escalier de la cale et se dirigea vers la lisse sans regarder personne. Au même instant, on vit apparaître au-dessus de celle-ci la tête d’un homme en qui je reconnus le propriétaire de la moustache rousse que j’avais vu la veille en conférence avec le comptable Olmedilla. Armé jusqu’aux dents, il portait toujours ses habits de chasseur ; d’autres arrivaient derrière lui. Malgré leur déguisement, tous avaient l’allure de soldats. Avec une froide curiosité d’hommes aguerris, ils passèrent en revue les corps gisants des nôtres, le pont maculé de sang, et l’homme à la moustache rousse resta planté un moment devant le cadavre d’Olmedilla. Puis il se dirigea vers le capitaine.
— Comment est-ce arrivé ? S’enquit-il en désignant le corps du comptable.
— C’est arrivé, dit laconiquement Alatriste. L’autre le regarda longuement et avec beaucoup d’attention.
— Bon travail, reconnut-il enfin d’un ton neutre.
Alatriste ne répondit pas. D’autres hommes surgissaient encore de derrière la lisse, fortement armés. Certains portaient des arquebuses, mèches allumées.
— Je prends possession du navire, dit l’homme à la moustache rousse. Au nom du roi.
Je vis que mon maître acquiesçait et le suivis en direction de la lisse derrière laquelle, déjà, Sebastián Copons disparaissait. Alors Alatriste se tourna vers moi, l’air encore absent, et me passa un bras sous les aisselles pour m’aider. Je m’appuyai sur lui, en sentant sur ses vêtements l’odeur de cuir et de fer mêlée à celle du sang des hommes qu’il venait de tuer. Il descendit ainsi l’échelle en me soutenant avec beaucoup de sollicitude, jusqu’à ce que nous eussions pris pied sur le sable. L’eau nous arrivait aux chevilles. En continuant de marcher vers la plage, nous eûmes bientôt de l’eau jusqu’à la taille, ce qui enflamma douloureusement ma blessure. Et bientôt, le capitaine me soutenant toujours, nous arrivâmes sur la terre ferme où les nôtres se rassemblaient dans l’obscurité. Tout autour, il y avait d’autres hommes en armes, et aussi les formes confuses de beaucoup de mules et de chariots prêts à charger le contenu des cales du navire.
— Sur ma foi, dit quelqu’un, nous avons bien gagné notre salaire.
Ces mots, prononcés d’un ton joyeux, brisèrent le silence et la tension du combat qui n’était pas encore retombée.
Comme toujours après l’action — je l’avais vu maintes et maintes fois dans les Flandres —, les hommes se mirent peu à peu à parler, d’abord isolément, par phrases brèves, plaintes et soupirs. Puis plus librement. Vinrent enfin les jurons, les rires et les fanfaronnades, les « Par la mort Dieu et le sang du Christ, j’ai fait ceci ou Untel a fait cela ». Certains reconstituaient les épisodes de l’abordage ou s’intéressaient à la manière dont était mort tel ou tel compagnon. Je n’entendis pas regretter la mort du comptable Olmedilla : ce personnage sec et vêtu de noir ne leur avait jamais été sympathique, et puis cela sautait aux yeux qu’il n’était pas de la confrérie. Aucun des hommes présents ne l’eût convié à porter un cierge à son propre enterrement.
— Et le Brave des Galions ? S’enquit un homme. Je ne l’ai pas vu crever.
— Il était vivant à la fin, dit un autre.
— Le matelot n’est pas non plus descendu du bateau, ajouta un troisième.
Personne ne sut donner d’explications, ou alors ceux qui pouvaient en donner se turent. Il y eut quelques commentaires à mi-voix ; mais en fin de compte le matelot Suárez ne comptait pas d’amis dans cette bruyante compagnie, et le Brave était haï de la plupart. En réalité, personne ne regrettait leur absence.
— On touchera davantage, je suppose, fit remarquer un homme.
Quelqu’un partit d’un rire grossier, considérant la question comme réglée. Et je me demandai — sans grandes hésitations quant à la réponse — si, à supposer que je fusse resté sur le pont, froid et raide comme un thon salé, j’eusse reçu la même épitaphe. Je voyais, tout près, l’ombre muette de Juan Jaqueta ; et bien qu’il fût impossible de distinguer son visage, je sus qu’il regardait le capitaine Alatriste.
Nous poursuivîmes notre chemin jusqu’à une auberge voisine, où tout avait été préparé pour que nous y passions la nuit. Il suffit à l’aubergiste — gent fort friponne en tout lieu — de voir nos têtes, les pansements et les armes, pour devenir aussi empressé et obséquieux que si nous eussions été grands d’Espagne. De sorte qu’il y eut du vin de Xérès et de Sanlúcar pour tout le monde, du feu pour sécher les vêtements et des mets abondants dont nous ne laissâmes pas une miette, car tout ce carnage nous avait creusé l’estomac. Les pichets et le cabri rôti se rendirent sans conditions au bras séculier, et nous terminâmes en rendant hommage aux camarades morts et aux étincelantes pièces d’or que chacun vit empiler devant lui sur la table, apportées avant l’aube par l’homme aux moustaches rousses qu’accompagnait un chirurgien qui soigna nos blessés, nettoya ma côte cassée en me faisant deux coutures sur la plaie, avant d’y appliquer un onguent et un pansement neuf et propre. Peu à peu, les hommes s’endormirent dans les vapeurs du vin. De temps à autre, le Gaucher ou le Portugais se plaignaient de leurs blessures, ou l’on entendait les ronflements de Copons, qui dormait sur une natte avec la même sérénité que celle que je lui avais vue dans la boue des tranchées des Flandres.
Quant à moi, la douleur de ma blessure m’empêcha de trouver le sommeil. C’était la première de ma vie, et ce serait mensonge de nier que cette douleur me procurait un orgueil inconnu et inexprimable. Aujourd’hui, avec le passage des ans, j’ai d’autres marques dans le corps et dans la mémoire ; celle-là n’est juste qu’un trait presque imperceptible sur ma peau, minuscule en comparaison de celle de Rocroi, ou de celle que me fit la dague d’Angelica d’Alquézar ; mais je passe parfois les doigts dessus et je me souviens, comme si c’était hier, de la nuit sur la barre de Sanlúcar, de la mêlée sur le pont du Niklaasbergen et du sang du Brave des Galions tachant de rouge l’or du roi. Je n’oublie pas non plus le capitaine Alatriste, tel que je le vis ce matin-là où la douleur m’empêchait de dormir : assis sur un tabouret, dos au mur, regardant l’aube grise pénétrer par la fenêtre, buvant du vin lentement et méthodiquement, comme je l’ai vu faire si souvent, jusqu’au moment où ses yeux semblèrent devenir de verre opaque, son profil aquilin s’inclina doucement sur sa poitrine et où le sommeil, une léthargie semblable à la mort, s’empara de son corps et de sa conscience. Et j’avais vécu assez longtemps avec lui pour deviner que, même dans ses rêves, Diego Alatriste continuait de se déplacer dans ce désert personnel qu’était sa vie, taciturne, solitaire et égoïste, fermé à tout ce qui n’était pas l’indifférence lucide de l’homme qui sait combien est étroite la distance qui sépare la vie de la mort. De l’homme qui tue par métier pour conserver sa peau, pour manger à sa faim. Pour suivre, résigné, les règles de l’étrange jeu : le vieux rituel auquel les êtres comme lui se voient condamnés depuis que le monde existe. Le reste, haine, passions, drapeaux, n’avait rien à voir avec cela. Il eût été plus supportable, sans doute, qu’au lieu de l’amère lucidité qui imprégnait chacun de ses gestes, chacune de ses pensées, le capitaine Alatriste eût joui des dons magnifiques de la stupidité, du fanatisme ou de la méchanceté. Parce que seuls les stupides, les fanatiques et les canailles vivent libres de rêves, ou de remords.