— Ils parlent de vous, seigneur capitaine, murmura Quevedo.
J’observai le capitaine. Il se tenait bien droit, son chapeau dans la main gauche, la droite sur le pommeau de son épée, avec son dur profil moustachu et sa tête sereine de soldat, regardant le visage de son roi ; de ce monarque dont il avait acclamé le nom sur les champs de bataille et pour l’or de qui il s’était battu à mort trois jours plus tôt. Je vis que le capitaine n’était ni impressionné, ni intimidé. Toute sa gêne devant le protocole avait disparu, et seul lui restait ce regard digne et franc qui soutenait celui de Philippe IV avec l’indifférence d’un homme qui ne doit rien et n’attend rien. Je me souvins à cet instant de la mutinerie de l’ancien régiment de Carthagène devant Breda, quand j’avais été sur le point de me joindre aux rebelles, que les drapeaux sortaient des rangs pour ne pas se voir déshonorés, et qu’Alatriste m’avait donné une calotte pour m’obliger à les suivre, en disant : « Ton roi est ton roi. » Et ici, dans cette cour des Alcazars royaux de Séville, je commençais enfin à comprendre la force de ce dogme singulier que je n’avais pas su saisir alors : la loyauté que professait le capitaine Alatriste n’allait pas au jeune homme blond qui était en ce moment devant lui, ni à Sa Majesté catholique, ni à la vraie religion, ni à l’idée que tout cela représentait sur terre ; non, il s’agissait d’une simple norme personnelle, librement choisie par faute d’une autre meilleure, reste du naufrage d’idées plus générales et enthousiastes, évanouies avec l’innocence et la jeunesse. La règle dont, envers et contre tout, vraie ou erronée, logique ou non, juste ou injuste, avec raison ou sans, les hommes comme Diego Alatriste avaient toujours eu besoin pour ordonner — et supporter — le chaos de la vie. Et c’est ainsi que, paradoxalement, mon maître se découvrait avec un scrupuleux respect devant son roi, non par résignation ou discipline, mais par désespoir. En fin de compte, faute de dieux en qui se fier et de grands mots à crier dans les batailles, il était toujours bon, ou du moins mieux que rien, pour l’honneur de chacun, d’avoir sous la main un roi pour qui lutter et devant qui se découvrir, même si l’on ne croyait pas en lui. De sorte que le capitaine Alatriste s’en tenait consciencieusement à ce principe ; de la même manière peut-être que, s’il avait professé une loyauté différente, il eût été capable de se frayer un passage dans la foule et de poignarder ce même roi, en se souciant comme d’une guigne des conséquences.
À ce moment, il se passa quelque chose d’insolite qui interrompit mes réflexions. Le comte et duc d’Olivares conclut son bref récit, et les yeux ordinairement impassibles du monarque, qui avaient pris maintenant une expression de curiosité, restèrent fixés sur le capitaine tandis qu’il faisait un léger signe d’approbation de la tête. Et alors, portant lentement la main à son auguste poitrine, Philippe IV décrocha la chaîne d’or qui y brillait et la remit au comte et duc. Le favori la soupesa, avec un sourire pensif ; puis, à la stupéfaction générale, il marcha vers nous.
— Il plaît à Sa Majesté que vous ayez cette chaîne, dit-il.
Il avait parlé sur ce ton rude et arrogant qui était le sien, plantant sur lui, comme des pointes de flèche, son regard noir et dur, le sourire encore visible sous la féroce moustache.
— De l’or des Indes, ajouta le favori avec une ironie manifeste.
Alatriste avait pâli. Il était immobile comme une statue de pierre et regardait le comte et duc comme s’il n’entendait pas ses paroles. Olivares continuait de montrer la chaîne dans la paume de sa main.
— Vous n’allez pas me tenir ainsi toute la soirée, s’impatienta-t-il.
Le capitaine parut enfin se réveiller. Retrouvant sa sérénité et sa contenance, il prit le bijou et, tout en murmurant quelques mots de remerciement inintelligibles, il regarda de nouveau le roi. Le monarque continuait de l’observer avec la même curiosité, tandis qu’Olivares revenait près de lui, que Guadalmedina souriait au milieu des courtisans sidérés, et que le cortège s’apprêtait à poursuivre son chemin. Alors le capitaine Alatriste courba la tête avec respect, le roi fit de nouveau un signe d’approbation, presque imperceptible, et tous reprirent leur marche.
Je promenai autour de moi un regard de défi, fier de mon maître, et je vis les visages curieux qui contemplaient le capitaine avec étonnement, en se demandant qui diable était l’heureux homme à qui le comte et duc en personne remettait un présent du roi. Don Francisco de Quevedo riait tout bas, enchanté de l’aventure, jouant des castagnettes avec ses doigts, et il parlait d’aller sans plus attendre nous rafraîchir le gosier et la glotte à l’auberge de Becerra, où il était impatient de coucher sur le papier certains vers qui lui étaient justement venus, vive Dieu, ici même.
Si jamais je ne crains de perdre ce que j’ai, ni ne désire avoir ce que je n’eus jamais, dame Fortune en moi fera peu de ravages, qu’elle me favorise ou me désavantage… récita-t-il en notre honneur, heureux comme chaque fois qu’il rencontrait une bonne rime, une bonne bagarre ou un bon pichet de vin.
Pour toi seul, Alatriste, vis tant que tu pourras, car ainsi pour toi seul, si tu meurs, tu mourras.
Quant au capitaine, il demeurait immobile à sa place, dans la foule, le chapeau encore à la main, regardant le cortège s’éloigner dans les jardins de l’Alcazar. Et, surpris, je vis son visage s’assombrir, comme si ce qui venait de lui arriver l’attachait soudain, symboliquement, plus qu’il ne l’eût lui-même souhaité. L’homme est d’autant plus libre qu’il ne doit rien ; et dans la nature de mon maître, capable de tuer pour un doublon ou un mot, il y avait des choses jamais écrites, jamais dites, qui liaient autant qu’une amitié, une discipline ou un serment. Et, tandis qu’à côté de moi don Francisco de Quevedo continuait d’improviser les vers de son nouveau sonnet, je sus, ou j’eus l’intuition, que cette chaîne du roi pesait autant au capitaine Alatriste que si elle eût été de fer.
Fin du Tome 4