— Ainsi capitaine, ajouta le poète, encore une fois il va falloir se battre… Mais, ce coup-ci, je ne vous accompagnerai pas.
Maintenant, il souriait, amical et rassurant, avec cet air affectueux qu’il nous avait toujours réservé.
— A chacun son destin, murmura Alatriste.
Il était vêtu de brun, avec un pourpoint en chamois, un col plat à la wallonne, des grègues de toile et des guêtres, à la militaire. Ses dernières bottes aux semelles trouées étaient restées à bord de la Levantina, échangées avec le sous-maître de la chiourme contre des œufs de mulet sèches, des fèves bouillies et une outre de vin destinés à nous sustenter pendant la remontée du fleuve. Pour cette raison, entre autres, mon maître ne semblait pas trop désolé que la première affaire qu’il rencontrait, à peine le pied posé sur la terre d’Espagne, fût une invitation à renouer avec son ancien métier. Peut-être parce que la commande lui venait d’un ami, ou parce que l’ami disait la transmettre de plus haut et de plus grand que lui ; et surtout, j’imagine, parce que la bourse que nous rapportions des Flandres ne tintait plus quand on la secouait. De temps en temps, le capitaine me regardait d’un air rêveur, se demandant quelle était la place exacte, dans tout cela, des seize ans que j’allais avoir et de l’habileté qu’il m’avait lui-même enseignée. Je ne portais pas l’épée, naturellement, et seule ma bonne dague de miséricorde pendait de ma ceinture à la hauteur de mes reins ; mais j’étais maintenant un valet qui avait fait ses preuves à la guerre, éveillé, rapide, courageux et prêt à faire bonne figure si l’occasion se présentait. Pour Alatriste, j’imagine, la question était de savoir s’il devait me garder avec lui ou me laisser à l’écart. Pourtant, de la manière dont se présentaient les choses, il n’était déjà plus maître de décider seul ; pour le meilleur ou pour le pire, nos vies étaient liées. Et puis, comme il venait de le dire lui-même, à chacun son destin. Quant à don Francisco, je déduisis de la façon dont il m’observait, admirant l’épanouissement de ma jeunesse et le duvet sur ma lèvre supérieure et sur mes joues, qu’il pensait de même : j’avais atteint l’âge où un garçon est autant capable de donner des coups que d’en recevoir.
— Iñigo aussi, ajouta le poète.
Je connaissais assez mon maître pour savoir me taire ; et c’est ce que je fis, en contemplant fixement, comme lui, le pot de vin — pour cela aussi, j’avais grandi — posé devant moi sur la table. Don Francisco n’avait pas prononcé ces mots comme une question, mais comme une remarque à propos d’un fait évident ; et, après un silence, Alatriste acquiesça lentement, résigné. Il le fit sans même me regarder, et j’éprouvai une jubilation intérieure, très lumineuse et très forte, que je dissimulai en portant le pot à mes lèvres. Le vin eut le goût de la gloire et de la maturité. Et de l’aventure.
— Buvons à Iñigo, dit Quevedo.
Nous bûmes et, de sa table, le comptable Olmedilla, ce personnage en deuil, mince et pâle, nous accompagna d’une sèche inclinaison de la tête, sans toucher à son pot. Quant au capitaine, à don Francisco et à moi, ce n’était pas le premier godet de la journée, après la rencontre qui nous avait réunis tous les trois dans une accolade sur le pont de bateaux reliant Triana à l’Arenal, à peine débarqués de la Levantina. Nous avions longé la côte depuis le port de Santa Maria, en défilant devant Rota avant de remonter par la barre de Sanlúcar vers Séville, d’abord entre les grandes pinèdes des plages, ensuite entre les futaies, vergers et jardins qui, plus en amont, poussaient dru sur les rives du célèbre cours d’eau que les Arabes appelaient Ouad el Quevir, ou grand fleuve. Par contraste, je me rappelle surtout de ce voyage le sifflet du maître de la chiourme marquant la cadence de la nage des rameurs, l’odeur de saleté et de sueur, les ahans des forçats accompagnés du tintement de leurs chaînes tandis que les rames entraient dans l’eau et en sortaient avec une précision rythmique, poussant la galère contre le courant. Le maître de la chiourme, le sous-maître et l’alguazil parcouraient la coursie en surveillant leurs paroissiens ; et, régulièrement, le fouet s’abattait sur le dos nu d’un traînard pour y tisser un pourpoint sanglant. C’était pitoyable de contempler les rameurs, cent vingt hommes répartis sur vingt-quatre bancs, cinq par rame, crânes rasés et faces hirsutes, torses luisants de sueur, se dressant et se laissant retomber en arrière pour manœuvrer les longs madriers sur chaque flanc. Il y avait là des esclaves maures, d’anciens pirates turcs et des renégats, mais aussi des chrétiens mis aux rames comme forçats, accomplissant les peines d’une justice qu’ils n’avaient pas eu assez d’or pour acheter.
— Ne te laisse jamais traîner ici vivant, m’avait dit Alatriste en aparté.
Ses yeux clairs et froids, inexpressifs, regardaient ramer ces malheureux. Mon maître, je l’ai déjà dit, connaissait bien ce monde, pour avoir servi comme soldat sur les galères du régiment de Naples au temps de La Goulette et des Querquenes ; et, après s’être battu contre les Vénitiens et les Barbaresques, il avait bien failli, en 1613, être mis lui-même à la chaîne sur une galère turque. Plus tard, quand j’ai été à mon tour soldat du roi, j’ai moi aussi navigué à bord de ces navires sur la Méditerranée ; et je puis assurer que peu de choses ont été inventées sur mer qui s’apparentent à ce point à l’enfer. Car, pour montrer combien était cruelle la vie quand on était attaché à la rame, il suffit de dire que même les pires criminels, quand ils étaient condamnés à la chiourme, ne faisaient pas plus de dix ans de peine, parce qu’on estimait que c’était le maximum qu’un homme pouvait supporter sans laisser sa santé, sa raison ou son existence entre punitions et coups de fouet.
Si la chemise leur quittez
et si la peau vous leur lavez,
les signatures y verrez
en grandes lettres bien gravées.
Toujours est-il que de la sorte, remontant le Guadalquivir à coups de sifflet et de rames, nous étions arrivés dans la ville qui était la cité la plus fascinante, chambre de commerce et marché du monde, galion d’or et d’argent ancré entre gloire et misère, entre opulence et dilapidation, capitale de la mer océane et des richesses qui entraient par elle avec les flottes annuelles des Indes, peuplée de nobles, de commerçants, de clercs, de filous et de femmes superbes, si riche, si puissante et si belle que même Tyr ou Sidon ne l’égalèrent point en leur temps. Patrie commune, pâture franche, globe infini, mère des orphelins et refuge des pécheurs, comme l’était l’Espagne elle-même en ce temps magnifique et misérable à la fois, où tout était dénuement, et où nul pourtant n’en souffrait s’il usait d’expédients. Où tout était richesse, et où il suffisait d’un moment de distraction pour la perdre — comme aussi la vie.
Nous continuâmes à discuter un long moment dans l’auberge, sans échanger un mot avec le comptable Olmedilla ; mais, lorsque celui-ci se leva, Quevedo nous dit de partir derrière lui en le suivant de loin. Il était bon, précisa-t-il, que le capitaine Alatriste se familiarise avec le personnage. Nous prîmes la rue des Teinturiers, admirant la quantité d’étrangers qui fréquentaient ses auberges, puis nous nous dirigeâmes vers la place de San Francisco et l’église Majeure, et de là, par la rue de l’Huile, nous arrivâmes à l’Hôtel de la Monnaie, près de la tour de l’Or, où Olmedilla avait à faire. Moi, comme le lecteur peut le supposer, je regardais tout en ouvrant grands les yeux : les porches fraîchement balayés où les femmes jetaient l’eau des bassines et disposaient des pots de fleurs, les boutiques de savons, d’épices, de bijoux, d’épées, les cageots des marchandes de fruits, les plats à barbe étincelants accrochés au-dessus de la porte de chaque barbier, les camelots qui vendaient à tous les coins de rue, les dames accompagnées de leurs duègnes, les hommes qui discutaient négoce, les graves ecclésiastiques montés sur leurs mules, les esclaves maures et nègres, les maisons peintes d’ocre et de chaux, les églises avec des toitures ornées d’azulejos, les palais, les orangers, les citronniers, les croix dans les rues pour rappeler quelque mort violente ou interdire aux passants de faire leurs besoins dans les coins… Et tout cela, malgré que l’on fût en hiver, brillait sous un soleil splendide, si bien que mon maître et don Francisco allaient la cape ou le manteau plié en trois sur l’épaule, et les ganses et les boutons de leur pourpoint défaits. À la beauté naturelle de cette cité si fameuse s’ajoutait la présence des rois : aussi Séville et les cent mille habitants et plus qui la peuplaient bouillonnaient-ils d’animation et de festivités. Cette année-là, événement exceptionnel, Sa Majesté le roi Philippe IV se disposait à honorer de son auguste présence l’arrivée de la flotte des Indes, laquelle signifiait un déferlement d’or et d’argent qui, de là, était réparti — plus pour notre disgrâce que pour notre bonheur — dans le reste de l’Europe et du monde. L’Empire d’outre-mer créé un siècle plus tôt par Cortes, Pizarro et autres aventuriers de peu de scrupules et de grande témérité, qui n’avaient rien à perdre sauf la vie et tout à gagner, alimentait maintenant un flux de richesses qui permettaient à l’Espagne de soutenir des guerres ; lesquelles, pour défendre son hégémonie militaire et la vraie religion, lui faisaient affronter la moitié du globe. Cet argent était plus indispensable encore, s’il se peut, sur une terre comme la nôtre où — comme je l’ai fait remarquer ailleurs — tout chrétien se donnait de grands airs, où le travail était mal vu, le commerce avait mauvaise réputation et le rêve du dernier des manants était d’obtenir des lettres d’hidalgo, de vivre sans payer d’impôts et de ne jamais travailler ; de sorte que les jeunes gens préféraient tenter fortune aux Indes ou dans les Flandres plutôt que de languir sur des champs stériles à la merci d’un clergé oisif, d’une aristocratie ignare et avilie, et d’agents royaux corrompus qui leur suçaient le sang et la vie : car c’en est à coup sûr fini de la chose publique, quand les vices des uns se transforment en mœurs de tous ; cessez de tenir le vicieux pour infâme, et toute bassesse devient naturelle. Ainsi, grâce aux riches gisements d’Amérique, l’Espagne a maintenu pendant longtemps un empire fondé sur l’abondance d’or et d’argent, et sur la qualité de sa monnaie qui servait aussi bien pour payer des armées — quand on les payait — que pour importer produits et marchandises d’ailleurs. Parce ce que, si nous pouvions envoyer aux Indes farine, huile, vinaigre et vin, nous dépendions de l’étranger pour tout le reste. Ce qui obligeait à chercher les approvisionnements au-dehors, et c’est à cela qu’ont servi principalement nos doublons d’or et les fameux réaux de huit en argent qui étaient très appréciés. Nous nous maintenions ainsi grâce aux énormes quantités de pièces et de lingots qui voyageaient du Mexique et du Pérou à Séville, pour repartir ensuite dans tous les pays d’Europe et même en Orient, et aller jusqu’en Inde et en Chine. Le fait est que cette richesse a fini par profiter à tout le monde sauf aux Espagnols : avec une Couronne toujours endettée, elle était dépensée avant d’être arrivée ; de sorte que, à peine débarqué, l’or sortait d’Espagne pour être dilapidé dans les régions en guerre, dans les banques génoises et portugaises qui étaient nos créancières, et même dans les mains des ennemis, comme l’a fort bien conté don Francisco de Quevedo lui-même, dans son immortel rondeau :