Il naît honnête aux Indes
sous le regard du monde entier ;
il vient mourir en Espagne,
et à Gênes est enterré.
Qui le porte sur lui est beau,
même laid comme un corbeau,
car c’est un seigneur puissant
que messire l’Argent.
Le cordon ombilical qui maintenait en vie la pauvre — quoique paradoxalement riche — Espagne était la flotte de la route des Indes, menacée sur mer par les ouragans autant que par les pirates. C’est pour cela que son arrivée à Séville était une fête indescriptible, car outre l’or et l’argent du roi et des particuliers, elle apportait la cochenille, l’indigo, le bois de Campeche, les grumes du Brésil, de la laine, du coton, du cuir, du sucre, du tabac et des épices, sans oublier l’ail, le gingembre et la soie de Chine venue des Philippines par Acapulco. Ainsi, nos galions naviguaient en convoi de la Nouvelle-Espagne et de la Terre ferme pour se rassembler à Cuba où ils formaient une flotte gigantesque. Et l’on doit reconnaître que, malgré les carences, l’adversité et les désastres, les marins espagnols n’ont jamais cessé de faire leur travail avec honneur. Même dans les pires moments — une fois seulement les Hollandais nous ont pris une flotte entière —, nos navires ont continué à traverser la mer au prix de moult efforts et sacrifices ; et ils ont toujours tenu en respect — sauf en quelques occasions malheureuses — la menace des pirates français, anglais et hollandais, dans ce combat que l’Espagne a livré seule contre de puissantes nations décidées à se partager ses dépouilles.
— On ne voit pas beaucoup le guet, observa Alatriste.
C’était vrai. La flotte était sur le point d’arriver, le roi en personne honorait Séville de sa présence, des services religieux et des cérémonies publiques se préparaient, et pourtant on ne voyait que très peu d’alguazils et d’argousins dans les rues. Les quelques-uns que nous croisâmes allaient tous en groupe, portant plus de fer qu’on n’en trouve dans une fonderie de Biscaye, armés jusqu’aux dents et se méfiant de leur ombre.
— Il y a eu un incident, voici quatre jours, expliqua Quevedo. La justice a voulu se saisir d’un soldat des galères qui sont amarrées à Triana, les soldats et matelots ont accouru à son secours, et la mêlée a été générale… À la fin, les argousins ont réussi à l’emmener, mais les soldats ont assiégé la prison et menacé d’y mettre le feu si l’on ne leur rendait pas leur camarade.
— Et comment cela s’est-il terminé ?
— Le prisonnier avait trucidé un alguazil, aussi l’ont-ils pendu à la grille avant de le leur rendre…
Le poète riait tout bas en racontant cela.
— Si bien que, maintenant, les soldats veulent harrier les argousins, et la justice n’ose plus sortir qu’en détachements serrés et avec d’infinies précautions.
— Et que dit le roi de tout cela ?
Nous étions à l’ombre du bastion du Charbon, juste devant la tour de l’Argent, tandis que le dénommé Olmedilla réglait ses affaires dans l’Hôtel de la Monnaie. Quevedo indiqua les murailles de l’ancien château arabe qui se prolongeaient vers le clocher très haut de l’église Majeure. Les uniformes jaune et rouge de la garde espagnole — je ne pouvais imaginer que, bien des années plus tard, je porterais le même — se dessinaient sur les créneaux décorés aux armes de Sa Majesté. D’autres sentinelles, portant des hallebardes et des arquebuses, veillaient à la porte principale.