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— Sa Majesté catholique, sacrée et royale ne sait que ce qu’on lui raconte, dit Quevedo. Le grand Philippe est logé à l’Alcazar, et il n’en sort que pour aller à la chasse, aux fêtes et visiter un couvent la nuit… Naturellement, notre ami Guadalmedina l’escorte. Ils sont devenus intimes.

Ainsi prononcé, le mot « couvent » me rappelait de cruels souvenirs ; et je ne pus réprimer un frisson en repensant à la pauvre Elvira de la Cruz et au danger que j’avais couru de griller sur un bûcher. Pour l’heure, don Francisco observait une dame de belle allure, que suivaient sa duègne et une esclave maure chargée de paniers et de paquets, et qui découvrait ses mollets en retroussant le bas de sa robe pour éviter d’énormes crottins de cheval tapissant la rue. Lorsque la dame passa près de nous pour se diriger vers une voiture attelée à deux mules qui attendait un peu plus loin, le poète ajusta ses lunettes puis, très poli, ôta son chapeau. « Lisi », murmura-t-il avec un sourire mélancolique. La dame répondit par une légère inclinaison de la tête, avant de serrer un peu plus sa mante. Derrière, la duègne, une vieille en deuil avec ses dentelles d’un noir de corbeau et son long chapelet de quinze dizaines, foudroya Quevedo du regard, lequel lui tira la langue. En les voyant s’éloigner, il sourit avec tristesse et revint à nous sans rien dire. Le poète était vêtu avec sa sobriété habituelle : souliers à boucles d’argent et bas de soie noire, habit gris très sombre et chapeau de même couleur agrémenté d’une plume blanche, la croix de Saint-Jacques brodée en rouge sous le manteau plié sur l’épaule.

— Les couvents sont sa spécialité, ajouta-t-il après une brève pause, songeur, les yeux encore fixés sur la dame et sa suite.

— Vous parlez de Guadalmedina ou du roi ?

Maintenant c’était Alatriste qui souriait sous sa moustache de soldat. Quevedo tarda à répondre, et il ne le fit qu’après un profond soupir.

— Des deux.

Je me mis à côté du poète, sans le regarder.

— Et la reine ?

Je lui posai la question sur un ton anodin, respectueux et irréprochable. La curiosité d’un enfant. Don Francisco me jeta un regard pénétrant.

— Toujours aussi belle, répliqua-t-il. Elle parle un peu mieux la langue d’Espagne.

Il regarda Alatriste puis reporta les yeux sur moi ; il y avait des étincelles amusées dans ses yeux, derrière les verres de ses lunettes.

— Elle la pratique avec ses dames et ses suivantes… Et ses menines.

Mon cour battit si fort que je craignis que cela ne se remarquât.

— Elles l’accompagnent toutes dans ce voyage ?

— Toutes.

La rue tournait autour de moi. Elle était dans cette cité fascinante. Je regardai les environs, vers l’Arenal qui s’étendait, désert, entre la ville et le Guadalquivir, l’un des lieux les plus pittoresques de la cité, avec Triana de l’autre côté, les voiles des caravelles de pêche à la sardine et à la crevette, et toutes sortes de petits bateaux allant et venant entre les deux bords, les galères du roi amarrées à la rive de Triana, la couvrant jusqu’au pont de bateaux, l’Altozano et le sinistre château de l’Inquisition qui s’y dressait, et la profusion des grands navires sur notre rive : une forêt de mâts, de vergues, d’antennes, de voiles et de flammes, avec la foule, les entrepôts des commerçants, les ballots de marchandises, le martèlement des charpentiers de marine, la fumée des calfats et les poulies de la machine navale avec laquelle on carénait les bateaux dans l’embouchure du Tagarete.

Le Biscayen livre le fer,

les cordes et le bois de pin,

l’Indien, l’ambre gris,

la perle, l’or, l’argent,

le bois de Campeche et le cuir.

Tout est richesse en ce rivage.

Le souvenir de la comédie L’Arenalde Séville que j’avais vue, enfant, au théâtre du Prince avec Alatriste, ce fameux jour où Buckingham et le prince de Galles s’étaient battus à ses côtés, demeurait gravé dans ma mémoire. Et soudain, ce lieu, cette ville qui était déjà naturellement splendide, devenait magique, merveilleux. Angelica d’Alquézar était là, et je pourrais peut-être la voir. Craignant que le trouble qui m’agitait ne fût visible de l’extérieur, je jetai un regard en dessous à mon maître. Par chance, d’autres inquiétudes occupaient les pensées de Diego Alatriste. Il observait le comptable Olmedilla, qui avait terminé son affaire et marchait vers nous d’un air aussi cordial que si nous étions là pour lui apporter l’extrême-onction : sérieux, endeuillé des pieds à la tête, chapeau noir à bord court et sans plumes, et cette curieuse barbiche clairsemée qui accentuait son aspect de rat morose ; l’air antipathique d’un homme qui souffre d’humeurs acides et d’une mauvaise digestion.

— Pourquoi avons-nous besoin de pareil mollusque ? murmura le capitaine, en le regardant approcher. Quevedo haussa les épaules.

— Il est ici avec une mission… C’est le comte et duc lui-même qui tire les ficelles. Et son travail déplaira à plus d’un.

Olmedilla salua d’une brève inclinaison de la tête et nous reprîmes derrière lui notre marche vers le port de Triana. Alatriste parlait à Quevedo à mi-voix :

— Quel est son travail ?

Le poète répondit sur le même mode :

— Eh bien, cela : comptable. Expert dans l’art de dresser des comptes… Un individu qui s’y connaît bien en chiffres, tarifs douaniers et choses de ce genre. Capable d’en remontrer à Juan de Leganés.

— Quelqu’un a volé plus que ce qui est normal ?

— Il y a toujours quelqu’un qui vole plus que ce qui est normal.

Le large bord de son chapeau mettait un masque d’ombre sur le visage d’Alatriste ; cela accentuait la clarté de ses yeux, où se reflétaient la lumière et le paysage de l’Arenal.

— Et quel est notre rôle, dans cette partie ?

— Je sers seulement d’intermédiaire. Je suis bien vu à la Cour, le roi me demande des mots d’esprit, la reine me sourit… Je rends quelques petits services au favori, et il me renvoie la pareille.

— Je suis heureux que la Fortune vous ait enfin souri.

— Ne le dites pas si fort. Elle m’a joué tant de tours que je la regarde avec méfiance.

Amusé, Alatriste observait le poète.

— En tout cas, je vous retrouve bon courtisan.

— Ne vous moquez pas, seigneur capitaine.

Quevedo, mal à l’aise, s’éclaircissait la gorge.

— Il n’est pas fréquent que les muses soient compatibles avec la bonne chère. Aujourd’hui je suis dans une période de veine, je suis populaire, mes vers sont lus partout… On m’attribue même, comme d’habitude, ceux qui ne sont pas de moi ; y compris certains qui ont été commis par ce giton de Góngora, cet enfant de Babylone et de Sodome, dont les aïeux ne se sont jamais fatigués d’abominer le lard et de ferrer les chaussures à Cordoue. Et dont je viens de saluer les derniers poèmes publiés, par quelques fins dizains qui se terminent ainsi :

Laissez là les ventosités : car en l’affaire vous n’étiez qu’un égout par où le Parnasse de l’ordure se débarrasse.

« … Mais revenons aux choses sérieuses : je vous disais que le comte et duc se plaît à m’accorder ses faveurs. Il me flatte et m’utilise… Quant à vous, seigneur capitaine, il s’agit d’un caprice personnel du favori : il a quelque raison de se souvenir de vous. S’agissant d’Olivares, est-ce bon, est-ce mauvais, qui le sait ? C’est peut-être bon. D’ailleurs, en certaine occasion, vous lui offrîtes votre épée s’il vous aidait à sauver Iñigo.

Alatriste m’adressa un rapide coup d’œil puis acquiesça lentement, en réfléchissant.

— Il a une maudite bonne mémoire, le favori, dit-il.