— Oui. Pour ce qui l’intéresse.
Mon maître étudia le comptable Olmedilla, qui allait toujours quelques pas devant nous, les mains croisées dans le dos et l’air maussade, au milieu de l’agitation du port.
— Il ne semble pas très causant, commenta-t-il.
— Non.
Quevedo eut un rire moqueur.
— En cela, vous vous accorderez bien, lui et vous, seigneur capitaine.
— Est-ce un personnage important ?
— Je vous l’ai dit : un simple agent du roi. Mais il a eu en charge toute la paperasse, dans le procès en malversation contre don Rodrigo Calderón… Vous vous rappelez les faits.
Il laissa s’écouler un moment de silence pour que le capitaine comprenne tout ce que cela impliquait. Alatriste siffla entre ses dents. L’exécution publique du puissant Calderón avait, en son temps, mis toute l’Espagne sens dessus dessous.
— Et sur la trace de qui est-il, maintenant ? Le poète fit deux fois non de la tête et chemina quelques pas sans parler.
— Quelqu’un vous l’expliquera ce soir, finit-il par concéder. Quant à la mission d’Olmedilla, et par ricochet la vôtre, disons que la commande vient du favori, et l’impulsion du roi.
Alatriste hocha la tête, incrédule.
— Vous galéjez, don Francisco ?
— Non, je vous jure que non. Ou alors que le diable m’emporte… Ou que ce vilain bossu de Ruiz de Alarcón me suce tout le talent que j’ai dans la cervelle.
— Sacrebleu.
— C’est ce que j’ai dit moi-même quand on m’a demandé de servir d’intermédiaire : sacrebleu. L’aspect positif, c’est que, si tout se passe bien, vous aurez quelques écus à gaspiller.
— Et si cela se passe mal ?
— Alors je crains que vous ne regrettiez les tranchées de Breda… — Quevedo soupira en regardant autour de lui comme quelqu’un qui cherche à changer de conversation.
— Je regrette de ne pouvoir vous en dire plus pour le moment.
— Je n’ai guère besoin de plus.
L’ironie et la résignation dansaient dans le regard voilé de mon maître.
— Je veux seulement savoir d’où viendront les coups.
Quevedo haussa les épaules.
— De partout, comme toujours.
Il continuait d’observer les alentours, indifférent.
— Vous n’êtes plus dans les Flandres… Ici, c’est l’Espagne, capitaine Alatriste.
Ils convinrent de se revoir le soir, à l’auberge de Becerra. Le comptable Olmedilla, toujours plus triste qu’une boucherie en Carême, se retira pour se reposer dans la pension de la rue des Teinturiers où il logeait et qui disposait aussi d’une chambre pour nous. Mon maître passa l’après-midi à s’occuper de ses affaires : il fît viser son congé militaire et se procura du linge blanc et des vivres — ainsi que des bottes neuves — avec l’argent que lui avait donné don Francisco comme avance sur le travail. Quant à moi, j’eus tout loisir de me promener ; et mes pas me menèrent au cour de la ville, où je pris plaisir à l’ambiance des rues et des ruelles circulaires, très étroites et pleines de voûtes, armoiries sculptées, croix, retables avec des christs, des vierges et des saints, encombrées de carrosses et de chevaux, à la fois sales et opulentes, grouillantes de vie, avec des petits groupes sur le seuil des tavernes et des cours intérieures, et des femmes — que je regardais avec intérêt depuis mes expériences flamandes — très brunes, soignées, désinvoltes, dont l’accent particulier donnait aux conversations un timbre très doux. J’admirai ainsi des palais avec des patios magnifiques derrière leurs grilles en fer forgé, des chaînes sur les portes pour montrer qu’ils échappaient à la justice ordinaire, et je compris que, tandis qu’en Castille les nobles poussaient le stoïcisme jusqu’à se ruiner plutôt que de travailler, l’aristocratie sévillane avait les idées autrement larges, n’hésitant pas, souvent, à faire coïncider les mots « hidalgo » et « marchand » ; de sorte que l’aristocrate ne dédaignait pas le négoce s’il rapportait de l’argent, et que le commerçant était prêt à dépenser autant d’or qu’il en est au Potosi afin d’être tenu pour un hidalgo — même les tailleurs exigeaient que l’on prouvât la pureté de son sang pour entrer dans leur corporation. Cela donnait lieu, d’une part, au spectacle de nobles s’abaissant à user de leur influence et de leurs privilèges pour faire fortune en catimini ; et, de l’autre, à ce que le travail et le commerce, si utiles aux nations, continuent d’être mal vus et restent entre les mains d’étrangers. Ainsi la plupart des nobles sévillans étaient des plébéiens riches qui achetaient leur accession au rang supérieur par l’argent et des mariages avantageux, et qui devenaient honteux de leurs dignes emplois. On passait donc d’une génération de marchands à une autre d’héritiers parasites et anoblis, qui reniaient l’origine de leur fortune et la dilapidaient sans scrupules. Et voilà pourquoi, en Espagne, le grand-père était marchand, le père gentilhomme, le fils tenancier de tripot et le petit-fils mendiant.
Je visitai aussi le quartier de la Soie, dont l’enceinte fermée était pleine de boutiques offrant de somptueuses marchandises et des bijoux. J’étais vêtu de chausses noires avec des guêtres de soldat, d’un ceinturon de cuir, la dague en travers des reins, d’un justaucorps de coupe militaire sur la chemise rapiécée, et je portais un bonnet de velours flamand très élégant, butin guerrier d’un temps désormais révolu. S’ajoutant à ma jeunesse, cela me donnait, ma foi, bonne tournure ; et je me divertis à prendre des airs entendus de vétéran devant les boutiques d’armuriers de la rue de la Mer et de celle des Biscayens, ou dans la rue du Serpent où se pressaient les fiers-à-bras, les filles de joie et les gens de petite et grande truanderie, devant la célèbre prison qui avait tenu enfermé entre ses murs noirs Mateo Alemán, et où le bon Miguel de Cervantès lui-même avait tristement échoué. Je me pavanai aussi près de cette université de la truanderie qu’est le parvis légendaire de l’église Majeure, fourmillant de vendeurs, d’oisifs et de mendiants exhibant, écriteau au cou, des plaies et des infirmités plus fausses que le baiser de Judas, ou de manchots qui prétendaient avoir perdu leur bras dans les Flandres : amputations réelles ou feintes, toutes mises sur le compte d’Anvers ou de la Mamora, comme elles auraient pu l’être sur celui de Roncevaux ou de Numance ; car, à bien regarder certains de ces prétendus mutilés pour la vraie religion, le roi et la patrie, on comprenait facilement que la seule fois qu’ils avaient vu un hérétique ou un Turc, c’était de loin et dans une cour de comédie.
Je terminai devant les Alcazars royaux, contemplant l’étendard d’Autriche qui flottait au-dessus des créneaux, et les imposants soldats de la garde avec leurs hallebardes devant la porte principale. Je me promenai là un moment, parmi les groupes de Sévillans qui attendaient dans l’espoir de voir Leurs Majestés entrer ou sortir. Et il advint que, prétextant que le peuple s’était trop approché du chemin d’accès, et moi avec lui, un sergent de la garde espagnole vint dire, de façon fort grossière, que nous devions déguerpir. Les curieux obéirent sur-le-champ ; mais le fils de mon père, piqué au vif par les manières du militaire, traîna des pieds d’un air hautain qui fit monter la moutarde au nez de l’autre. Il me bouscula sans ménagement ; et moi, que ni mon âge ni mon récent passé flamand ne rendaient tolérant en la matière, je me rebiffai tel un jeune coq, piqué au vif par un si grand affront, la main sur la poignée de ma dague. Le sergent, un personnage ventru et moustachu, ricana.
— Tiens donc, monsieur le matamore, dit-il en me toisant de haut en bas. Tu vois rouge trop vite, mon joli.
Je le regardai droit dans les yeux, sans la moindre vergogne, avec le mépris du vétéran que, malgré ma jeunesse, j’étais réellement. Ce gros lard avait passé les deux dernières années à se goinfrer, à se pavaner dans les palais royaux et les alcazars avec son bel uniforme à carreaux jaunes et rouges, pendant que je me battais aux côtés du capitaine Alatriste et voyais mourir les camarades à Oudkerk, au moulin Ruyter, à Terheyden et dans les fossés de Breda, ou que je tâchais de survivre en fourrageant derrière les lignes ennemies avec la cavalerie hollandaise à mes trousses. Il est vraiment injuste, pensai-je soudain, que les êtres humains ne puissent porter leurs états de service écrits sur la figure. Puis je me souvins du capitaine Alatriste et me dis, en manière de consolation, que certains, pourtant, les portaient. Je me fis la réflexion que, un jour peut-être, les gens sauraient, rien qu’à me regarder, ce que j’avais fait, moi aussi, ou le devineraient ; et que les sergents gros ou maigres, qui n’ont jamais eu leur âme suspendue au fil d’une épée, sentiraient le sarcasme leur mourir dans la gorge.