J’habitais alors près de Columbia, dans un hôtel meublé sordide où j’avais une chambre de grandeur moyenne, plus une cuisine et des w.-c., avec les cafards en prime. C’était là que j’avais passé mes deux dernières années d’étudiant, en 1955 et 1956. L’hôtel était déjà sur la mauvaise pente à cette époque-là, et c’était devenu un abominable taudis quand j’y retournai douze années plus tard. La cour était jonchée de seringues hypodermiques brisées, comme elle aurait pu l’être de mégots de cigarettes. Mais j’ai la sale habitude – peut-être par masochisme – de toujours me raccrocher aux bribes de mon passé, même si elles sont infâmes, et quand j’ai eu besoin de chercher une piaule c’est ici que je suis venu. En plus, ce n’était pas cher – quatorze dollars et demi par semaine – et la proximité de l’université était pratique. Bon, vous me suivez toujours ? J’étais en train de vous parler de mon premier trip à l’acide, qui fut en réalité celui de Toni.
Nous partagions cette chambre crasseuse depuis près de six semaines : un petit morceau de mai, tout juin et une partie de juillet. Nous étions installés dans notre train-train quotidien de hauts et de bas, de tempêtes et de réconciliations. Mais j’étais heureux, peut-être plus que je ne l’avais jamais été dans ma vie. Je l’aimais, et je crois qu’elle m’aimait aussi. Je n’ai jamais eu beaucoup d’affection dans la vie. Je ne dis pas ça pour me faire plaindre. C’est juste une constatation froide et objective. La nature de ma condition diminue ma capacité d’aimer et d’être aimé. Un homme qui se trouve placé dans la situation où je suis, grand ouvert aux pensées les plus intimes de tout le monde, ne peut réellement faire l’expérience de beaucoup d’amour. Il ne peut pas en prodiguer, parce qu’il ne fait pas confiance à ses semblables. Il connaît trop de leurs petits secrets sordides, et cela étouffe l’amour qu’il pourrait leur donner. Incapable de donner, il ne peut recevoir. Son âme durcie par l’isolement et l’incommunication devient inaccessible, et il est difficile aux autres de l’aimer. La boucle se referme et il est pris au piège à l’intérieur. Cependant, j’aimais tout de même Toni, car j’avais pris tout particulièrement soin de ne pas regarder trop profondément en elle, et j’étais convaincu que mon amour était payé de retour. Quelle est la définition de l’amour, de toute façon ? Nous préférions notre compagnie réciproque à celle de n’importe qui d’autre. Nous nous accordions de toutes les manières imaginables. Nous ne nous ennuyions jamais ensemble. Nos corps reflétaient l’harmonie de nos âmes. Jamais je ne ratais une érection, jamais elle ne manquait de lubrification. Nos unions nous menaient immanquablement à l’extase. Tels sont, à mon avis, les paramètres de l’amour.
Le vendredi de la septième semaine de notre cohabitation, Toni rentra du bureau avec deux petits carrés de buvard blanc dans son sac. Au milieu de chaque carré, il y avait une auréole bleu-vert. Je les contemplai un instant sans comprendre.
« C’est de l’acide », me dit-elle finalement.
« De l’acide ? »
« Tu sais bien. Du LSD. C’est Teddy qui me les a donnés. »
Teddy était son patron, le rédacteur en chef. Du LSD. Oui, je connaissais. J’avais lu ce qu’avait écrit Huxley sur la mescaline en 1957. J’avais été fasciné et tenté. Pendant des années par la suite, j’avais flirté avec les drogues psychédéliques, et une fois j’avais essayé de me porter volontaire pour un programme de recherches au centre de médecine expérimentale de Columbia, mais j’étais arrivé trop tard pour me faire inscrire. Ensuite, à mesure que la drogue devenait à la mode, commencèrent à apparaître les horribles histoires de suicides, de psychoses et de trips ratés. Ne connaissant que trop bien ma propre vulnérabilité, je jugeai plus sage de laisser l’acide aux autres, bien que ma curiosité fût toujours aussi forte. Et maintenant, voilà que Toni s’amenait avec ces petits carrés de buvard.
« C’est de la marchandise réputée extra », me dit-elle. « Garantie pure et contrôlée en laboratoire. Teddy a déjà trippé avec une dose de la même cuvée, et il dit qu’il n’y a pas de problème. Pas de speed dedans, ni aucune cochonnerie. J’ai pensé qu’on pourrait passer la journée de demain à faire le trip, et dormir dimanche. »
« Tous les deux ? »
« Pourquoi pas ? »
« Tu crois que c’est prudent d’abandonner en même temps notre raison ? »
Elle me lança un étrange regard. « Tu crois que l’acide nous fait perdre la raison ? »
« Je ne sais pas. J’ai entendu dire des tas de choses. »
« Tu n’as jamais trippé ? »
« Non », répondis-je. « Et toi ? »
« Non plus. Mais j’ai assisté à des séances où des amis à moi ont trippé. » Cette évocation de sa vie passée me causa un pincement de cœur. « On ne perd absolument pas la raison, David. Il y a un moment où l’on plane, pendant une heure ou plus, et où tout s’embrouille parfois, mais fondamentalement, quelqu’un qui est en train de faire un trip demeure aussi calme et aussi lucide que… disons, Aldous Huxley. Imagines-tu Huxley devenant fou furieux ? Bavant du coin de la bouche et cassant tout autour de lui ? »
« Et ce type qui a tué sa belle-mère pendant qu’il était sous l’effet de l’acide ? Ou cette fille qui s’est jetée par la fenêtre ? »
Toni haussa les épaules. « Ils étaient déjà instables », dit-elle avec humeur. « Peut-être que l’idée de meurtre ou de suicide étaient déjà en eux, et que le LSD n’a fait que donner le coup de pouce dont ils avaient besoin pour agir. Ça ne veut pas dire que toi et moi nous ferions obligatoirement comme eux. Ou bien peut-être que les doses étaient trop fortes, ou le produit adultéré par une autre drogue. Qui sait ? Ces choses-là arrivent une fois sur un million. J’ai des amis qui ont trippé cinquante, soixante fois, et jamais ils n’ont eu le moindre pépin. » Elle paraissait sur le point de perdre patience avec moi. Il y avait quelque chose de paternaliste et de sermonneur dans sa voix. Son estime pour moi semblait nettement diminuée par mes hésitations de vieille fille. Nous étions au bord d’un véritable conflit. « Que se passe-t-il, David ? Tu as peur de faire le trip ? »
« Je ne sais pas si c’est une bonne chose de le faire ensemble, voilà tout. Alors que nous ne savons pas où ça peut nous mener. »
« Tripper ensemble est le plus bel acte d’amour que deux personnes puissent accomplir ensemble », dit-elle.
« Mais c’est une chose risquée. On ne peut pas savoir. Écoute, tu peux te procurer encore de l’acide, si tu veux, n’est-ce pas ? »
« Je suppose que oui. »
« D’accord. Faisons les choses rationnellement, dans ce cas. Pas à pas. Pourquoi se presser ? Tu trippes demain, et je te regarde. Je trippe après-demain, et tu me regardes. Si chacun de nous aime ce que l’acide lui fait éprouver, on fait le trip ensemble la prochaine fois. Qu’est-ce que tu en dis, Toni ? Tu es d’accord ? »
Elle n’était pas tellement d’accord. Je vis qu’elle était sur le point de répondre, de formuler des objections, mais qu’elle se ravisa, reconsidérant sa position, renonçant à la défendre. Bien qu’à aucun moment je n’aie pénétré son esprit, l’expression de son visage suffisait à m’en dire long sur ce qu’elle pensait. « D’accord », fit-elle. « Ce n’est pas la peine d’en faire une histoire. »