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Le samedi matin, elle ne prit pas de petit déjeuner – on lui avait dit qu’il valait mieux avoir le ventre vide pour faire son trip – et lorsque j’eus fini de manger, nous restâmes assis quelque temps dans la cuisine avec un des carrés de papier innocemment posé sur la table entre nous. Nous faisions comme s’il n’y était pas. Toni semblait un peu fâchée. Je ne sais pas si elle m’en voulait parce que je la laissais tripper toute seule, ou si elle était simplement troublée à l’idée de faire ça pour la première fois. Aucun de nous ne parlait. Elle remplit tout un cendrier de cigarettes à moitié fumées. De temps à autre, elle souriait nerveusement. Je lui prenais alors la main et je souriais à mon tour pour l’encourager. Au cours de cette scène touchante, divers locataires avec qui nous partagions la cuisine de cet étage de l’hôtel entrèrent et sortirent. D’abord Eloïse, la belle prostituée noire. Puis Miss Theotokis, l’infirmière au visage sinistre, qui travaillait à St. Luke. Mr. Wong, le mystérieux petit Chinois grassouillet que l’on voyait toujours se promener dans les couloirs en maillot de corps. Aiken, le pédé érudit de Toledo, et son copain Donaldson, héroïnomane à l’allure de cadavre. Deux ou trois nous firent un signe de tête, mais personne ne nous adressa la parole, pas même pour dire bonjour. Dans cette sorte d’endroit, il est d’usage de se comporter comme si ses voisins étaient invisibles. La bonne vieille tradition new-yorkaise. Vers dix heures et demie du matin, Toni me demanda : « Veux-tu me servir un jus d’orange ? » Je lui remplis un verre avec le flacon qui était au réfrigérateur et qui portait une étiquette à mon nom. Elle me fit un clin d’œil et un sourire de bravade qui révéla ses dents éclatantes, puis fit une boulette du morceau de buvard qu’elle mit dans sa bouche et engloutit avec le jus d’orange.

« Combien de temps faudra-t-il pour que ça commence à faire de l’effet ? » demandai-je.

« Environ une heure et demie. »

En fait, il lui fallut à peu près cinquante minutes. Nous étions retournés dans la chambre, verrou fermé, et un disque rayé diffusait du Bach en sourdine sur le petit électrophone. Je m’efforçais de lire, et Toni également. Les pages ne tournaient pas très vite. Elle leva soudain les yeux en disant : « Je commence à me sentir toute drôle. »

« De quelle manière ? »

« J’ai la tête qui tourne. Et une légère nausée. J’ai des picotements dans la nuque. »

« Je peux t’apporter quelque chose ? Un verre d’eau ? Un jus ? »

« Non, merci. Ça va bien. Je t’assure que ça va. » Un sourire, timide mais sincère. Elle paraissait avoir un peu d’appréhension, mais pas peur du tout. Impatiente que le voyage commence. Je posai mon livre et la contemplai d’un œil vigilant. Je me sentais son protecteur. Je souhaitais presque avoir une occasion de lui rendre service. Je ne voulais pas qu’elle rate son trip, mais je voulais qu’elle ait besoin de moi.

Elle me communiquait au fur et à mesure les résultats de la progression de l’acide dans son système nerveux. Je pris des notes jusqu’à ce qu’elle m’indiquât que le grattement du stylo sur le papier la dérangeait. Les effets visuels commençaient. Les murs lui paraissaient un peu concaves, et les fissures du plâtre prenaient une texture d’une extraordinaire complexité. Tout était d’une couleur étonnamment éclatante. Les rais de soleil qui filtraient par les vitres crasseuses avaient une nature prismatique, et répandaient sur le sol des morceaux du spectre. La musique – j’avais mis une pile de ses disques préférés sur le changeur automatique – avait acquis une intensité nouvelle et curieuse. Elle éprouvait de la difficulté à suivre la ligne mélodique, et avait l’impression que l’électrophone ne cessait de s’arrêter et de se remettre en marche, tandis que le son à proprement parler possédait quelque chose d’indescriptiblement dense et tangible. Il y avait aussi un sifflement à ses oreilles, comme si un brusque déplacement d’air lui frôlait les joues. Elle parla de la sensation diffuse d’être étrangère. « Je me trouve sur une autre planète », déclara-t-elle à deux reprises. Elle semblait agitée, excitée, heureuse. Me souvenant des histoires horribles que j’avais entendues sur les descentes en enfer provoquées par l’acide et des récits poignants de voyages sinistres complaisamment détaillés pour le plaisir des foules par les journalistes anonymes et diligents de Time ou Life, je pleurai presque de soulagement en constatant que ma petite Toni semblait sur le point de se tirer saine et sauve de son voyage. Je m’étais attendu au pire. Mais tout se passait très bien. Ses yeux étaient fermés, son visage était serein et exultant, sa respiration profonde et calme. Elle était perdue dans le royaume du mystère transcendantal. Elle me parlait à peine maintenant, ne rompant le silence que de temps à autre pour murmurer quelque chose d’oblique et d’indistinct. Une demi-heure s’était écoulée depuis qu’elle avait commencé à décrire des sensations étranges. Tandis que son voyage devenait plus profond, mon amour pour elle devenait plus profond également. Sa faculté de supporter l’acide était la preuve du caractère fondamentalement fort de sa personnalité, et j’en étais ravi. J’admire les femmes capables. Déjà, j’envisageais mon propre trip pour le lendemain. Je choisissais l’accompagnement musical, j’essayais d’imaginer les intéressantes distorsions de la réalité que je connaîtrais, et je me réjouissais à l’idée de comparer par la suite mes impressions avec celles de Toni. Je me reprochais la lâcheté qui m’avait retenu de tripper en même temps que Toni ce jour-là.

Mais que se passe-t-il maintenant ? Qu’arrive-t-il à ma tête ? Pourquoi ce sentiment soudain de suffocation ? Ce martèlement dans ma poitrine ? Cette sécheresse dans ma gorge ? Les murs s’incurvent ; l’air devient oppressant et lourd ; mon bras droit a soudain vingt centimètres de long de plus que l’autre. Ce sont les effets que Toni décrivait il y a un petit moment. Pourquoi donc est-ce que je les ressens maintenant ? Je suis tremblant. Mes muscles tressaillent dans mes cuisses. Est-ce là ce qu’on appelle le « High » par contact ? Rien que de me trouver à côté de Toni pendant qu’elle trippe – est-ce qu’elle m’a communiqué des particules de LSD par son haleine, est-ce que j’aurais été gagné par inadvertance par je ne sais quelle contagion présente dans l’atmosphère ?

« Mon cher Selig », me dit mon fauteuil d’un ton bienheureux, « comment peux-tu être si bête ? Il est évident que ces phénomènes te parviennent directement de son esprit. »

Évident ? Qu’est-ce qu’il y a de si évident ? J’examine la possibilité. Suis-je en train de recevoir Toni sans m’en apercevoir ? Apparemment oui.

Jusqu’ici, un effort de concentration, même faible, m’avait toujours été indispensable pour me glisser dans la tête de quelqu’un d’autre. Il semblerait que l’acide aurait pour propriété d’intensifier son émission et de me la faire percevoir sans que j’y sois pour rien. Quelle autre explication pourrait-il y avoir ? Elle diffuse son trip à pleine puissance. Et je suis branché sur sa longueur d’onde, malgré toutes mes nobles résolutions de respecter son intimité. Voilà maintenant que les effets étranges de l’acide, franchissant le fossé qui nous séparait, viennent me contaminer.

Dois-je essayer de me retirer ?

L’acide m’égare. Je regarde Toni, et je la trouve transformée. Un petit grain de beauté sombre dans le bas de sa joue, près de la commissure des lèvres, lance un tourbillon de couleurs éclatantes : rouge, bleu, vert, violet. Ses lèvres sont trop pleines, sa bouche trop large. Et toutes ces dents. Des rangées et des rangées de dents. Comme un requin. Pourquoi n’ai-je jamais remarqué avant cette bouche carnassière ? Elle me fait peur. Son cou s’allonge. Son corps se compresse. Ses seins bougent comme des chatons impatients sous le sweater rouge familier, qui a pris lui-même une coloration mauve menaçante et sinistre. Pour lui échapper, je me tourne vers la fenêtre. Un réseau de craquelures que je n’avais jamais remarqué avant parcourt les vitres crasseuses. D’un moment à l’autre, cela ne fait aucun doute, la fenêtre craquelée fera implosion et nous couvrira d’une pluie de morceaux de verre acérés. L’immeuble d’en face est anormalement ramassé sur lui-même, comme prêt à bondir. Le plafond aussi semble vouloir se refermer sur moi. J’entends des chocs successifs qui résonnent lourdement au-dessus de ma tête – les pas de mon voisin du dessus, me dis-je – et j’imagine des cannibales préparant leur dîner. Est-ce là l’expérience du trip ? Est-ce là ce que les jeunes de notre pays se font volontairement, avec enthousiasme même, juste pour s’amuser ?