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Toni me demande : « Est-ce que tu lis dans mes pensées, David ? »

« Oui. » L’aveu ultime, misérable. « Je lis dans tes pensées. »

« Qu’est-ce que tu dis ? »

« J’ai dit que je lisais dans tes pensées. Je vois tout ce que tu penses. Tout ce que tu éprouves. Je me vois tel que tu me vois. Oh, Toni, c’est affreux ! Toni ! Toni ! »

Elle s’accroche à moi et essaie de me soulever pour que je la regarde. Finalement, je me relève. Son visage est d’une horrible pâleur. Ses yeux ont un éclat rigide. Elle demande des éclaircissements. Qu’est-ce que je viens de dire ? Que je lisais dans sa pensée ? Est-ce que je l’ai dit vraiment, ou est-ce une invention de son esprit brouillé par l’acide ? Je l’ai réellement dit. Tu m’as demandé si je lisais dans tes pensées, et je t’ai répondu que oui.

« Je ne t’ai rien demandé de semblable », affirme-t-elle.

« Je t’ai entendue me le demander. »

« Mais je n’ai rien… » Nous tremblons, maintenant. Tous les deux. Sa voix est glacée. « Tu essaies de me faire rater mon trip, c’est ça, hein ? Je ne comprends pas, David. Pourquoi veux-tu me faire du mal ? Pourquoi es-tu en train de tout gâcher ? C’était un bon trip. C’était un bon trip ! »

« Pas pour moi », dis-je.

« Tu n’étais pas en train de tripper. »

« Si, je l’étais. »

Elle me regarde sans comprendre, se détourne de moi et court se jeter sur le lit en sanglotant. De son esprit, tranchant sur les grotesques images de l’acide, parvient une déflagration d’émotion pure. Ressentiment, peur, douleur, colère. Elle croit que j’ai cherché délibérément à lui faire du mal. Rien de ce que je pourrai dire maintenant n’arrangera les choses. Elle me méprise. Je suis un vampire à ses yeux, un suceur de sang. Elle connaît mon pouvoir. Nous avons franchi le seuil fatal, et elle ne pensera plus jamais à moi sans éprouver de l’angoisse et de la honte. Ni moi à elle. Je sors en courant de la chambre, et je vais frapper à la porte de Donaldson et Aiken. « Je flippe », leur dis-je. « Désolé de vous embêter, mais… »

Je passai avec eux le reste de l’après-midi. Ils me donnèrent un tranquillisant et me firent redescendre en douceur. Les images psychédéliques en provenance du cerveau de Toni continuèrent à me parvenir pendant une demi-heure ou plus, comme si un inexorable cordon ombilical nous reliait à travers toute la longueur du corridor. Puis à mon grand soulagement le contact commença à s’estomper et soudain, avec une sorte de déclic audible au moment de la séparation, il disparut complètement. Les spectres flamboyants cessèrent de tourmenter mon âme. La couleur, la dimension et la texture regagnèrent leur état normal. À la fin, je fus libéré de l’impitoyable auto-image. Une fois que je me retrouvai seul dans mon propre crâne, j’eus envie de pleurer pour célébrer ma délivrance, mais les larmes ne vinrent pas, et je restai passivement assis à siroter un Bromo-Seltzer. Le temps s’effritait tout doucement. Donaldson, Aiken et moi nous parlâmes d’une manière posée, civilisée, recrue, de Bach, de l’art médiéval, de Nixon, du hach et de bien d’autres choses. Je les connaissais à peine, et pourtant ils faisaient volontiers le sacrifice de leur temps pour soulager la douleur de leur semblable. Finalement, je me sentis un peu mieux. Vers six heures, après les avoir remerciés gravement, je regagnai ma chambre. Toni n’était pas là. L’endroit semblait avoir subi d’étranges transformations. Des livres avaient disparu des rayons, des gravures manquaient aux murs. La porte du placard était ouverte, et il manquait aussi la moitié des choses. Dans l’état d’épuisement et de désarroi où je me trouvais, il me fallut un moment ou deux pour comprendre ce qui s’était passé. J’avais commencé par imaginer un cambriolage, un rapt, mais je finis par voir la vérité. Toni était partie.

XI

Aujourd’hui, il y a dans l’air un début d’hiver qui s’installe : il commence à mordre la joue. Octobre meurt trop vite. Le ciel est taché et malsain, encombré de bas nuages tristes. Hier il a plu. Les feuilles jaunies sont tombées des arbres, et aujourd’hui elles sont engluées sur la chaussée de Collège Walk, remuant à peine du bout sous la brise âpre. Il y a des flaques d’eau partout. Avant de m’asseoir à ma place habituelle à côté de la forme massive d’Alma Mater, j’ai précautionneusement étalé des pages de journal, morceaux choisis du numéro d’aujourd’hui du Columbia Daily Spectator, sur les marches de pierre glacée. Il y a une vingtaine d’années, quand j’étais étudiant de deuxième année et que je rêvais stupidement d’une carrière ambitieuse dans le journalisme (imaginez un peu, un reporter capable de lire dans l’esprit des gens !), le Spec me semblait être au centre de ma vie ; maintenant, il me sert à garder mon derrière au sec.

Me voici là, faisant mes heures de bureau. Sur mes genoux est posée une grosse chemise jaune entourée d’un élastique. À l’intérieur, soigneusement tapés, chacun avec son agrafe dorée, il y a cinq devoirs trimestriels, le résultat d’une semaine de travail. Les romans de Kafka. Shaw en tant que dramaturge. Le concept de proposition a priori synthétique. Ulysse en tant que symbole de la société. Eschyle et la tragédie aristotélicienne.

Toujours la même merde académique, confirmée dans son immuable scatologie par l’empressement de tous ces brillants jeunes gens à se faire faire leur boulot par un ancien étudiant. C’est aujourd’hui le jour fixé pour la remise de la marchandise, et peut-être aussi pour trouver de nouveaux clients. Onze heures moins cinq. Ils ne vont pas tarder à arriver. En les attendant, je contemple le défilé permanent. Les étudiants se pressent ; ils portent des montagnes de livres. Cheveux ondoyant au vent. Poitrines flottantes. Ils me paraissent tous terriblement jeunes, même ceux qui ont une barbe. Particulièrement ceux qui ont une barbe. Vous rendez-vous compte que chaque année il y a de plus en plus de jeunes dans le monde ? Leur tribu s’accroît continuellement tandis que les vieux débris disparaissent au bout du tournant et que je me dirige par à-coups vers la tombe. Même les profs de nos jours me paraissent jeunes. Il y a des types qui ont un doctorat et qui ont quinze ans de moins que moi. C’est une chose qui me tue. Imaginez un gamin né en 1950 et qui a déjà son doctorat. En 1950, je me rasais trois fois par semaine et je me masturbais tous les mercredis et samedis. J’étais un bulyak en pleine puberté, je mesurais un mètre soixante-douze, j’étais plein de savoir, d’ambitions, de peines et de personnalité. En 1950, les jeunes docteurs en philosophie de la dernière couvée étaient des bébés édentés à peine issus du ventre maternel, au visage fripé et à la peau gluante de liquide amniotique. Comment ces bébés ont-ils pu avoir leur doctorat si vite ? Ils m’ont laissé loin en arrière, tandis que je poursuivais lentement mon chemin.

Je trouve ma propre compagnie déprimante quand je m’élance sur les pentes de l’auto-apitoiement. Pour me distraire, j’essaie de toucher l’esprit de ceux qui passent et d’apprendre ce que je peux sur eux. Mon jeu de longue date, mon seul jeu. Selig le voyeur, le vampire des âmes. Déchirant à belles dents l’intimité d’innocents inconnus pour réconforter son cœur glacé. Mais non : j’ai la tête cotonneuse aujourd’hui. Seuls des murmures étouffés me parviennent, indistincts, vides de contenu. Aucune parole distincte, aucun éclair d’identité, aucune vision de l’essence de l’âme. C’est un de mes mauvais jours. Tout ce que je reçois converge vers l’inintelligible. Chaque fragment d’information est identique à tous les autres. C’est le triomphe de l’entropie. Je pense à la Mrs. Moore de Forster, tendant désespérément l’oreille dans l’espoir de la révélation dans les cavernes résonnantes de Marabar, et n’entendant que le même bruit monotone, le même son accaparant et dépourvu de signification : Boum. La somme totale et l’essence des plus grandes aspirations de l’humanité : Boum. Les gens qui défilent devant moi dans Collège Walk émettent la même chose : Boum. Peut-être est-ce tout ce que je mérite. L’amour, la peur, la foi, la hargne, la faim, l’autosatisfaction, les monologues intérieurs de toutes les espèces, tout cela afflue en moi avec un contenu identique. Boum. Il me faut travailler à corriger cela. Il n’est pas trop tard pour déclarer la guerre à l’entropie. Graduellement, luttant, transpirant, cherchant en tâtonnant un point d’appui, j’élargis l’ouverture, je stimule mes perceptions. Oui, oui. Réveille-toi. Debout, misérable espion ! Donne-moi ma dose ! Je sens le pouvoir remuer en moi. Les ténèbres intérieures s’éclaircissent un peu ; des bribes de pensées isolées mais cohérentes se fraient un chemin jusqu’à moi. Névrosé mais pas encore complètement cinglé. Vais aller trouver le directeur du département pour lui dire d’aller se faire foutre. Billets pour l’opéra, mais je suis obligé. Baiser c’est rigolo, baiser c’est important, mais il n’y a pas que ça. Comme de se trouver sur le plus haut plongeoir avant de se lancer. Ce babillage chaotique ne m’apprend rien sinon que le pouvoir n’est pas encore mort, c’est déjà une consolation. J’imagine le pouvoir comme une sorte de gros ver lové autour de mon cerveau, un pauvre ver fatigué, ridé, ratatiné, sa peau jadis luisante maintenant boursouflée d’ulcères et de pustules. C’est une image relativement récente, mais même à une époque plus heureuse j’ai toujours considéré mon don comme quelque chose de distinct de moi-même, quelque chose d’importun. Un parasite. Lui et moi, moi et lui. Nous discutions souvent de ces choses-là avec Nyquist. (A-t-il fait son apparition dans les exhalations présentes ? Pas encore, peut-être. Quelqu’un que j’ai connu jadis, un certain Tom Nyquist, un de mes anciens amis. Qui portait un parasite à peu près similaire dans son crâne.) Nyquist n’aimait pas mon point de vue. « C’est complètement schizoïde, mon vieux, d’établir une dualité pareille. Ton pouvoir, c’est toi, et tu es ton pouvoir. Pourquoi vouloir t’aliéner par rapport à ton propre cerveau ? » Nyquist avait probablement raison, mais il est bien trop tard. Lui et moi, moi et lui, ce sera ainsi jusqu’à ce que la mort nous sépare.