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« Je vois ce que vous voulez dire, Mr. Lumumba. De quelle sorte de dissertation avez-vous besoin ? »

Il sort un morceau de feuille d’agenda froissée d’une poche de sa veste et la consulte avec force singeries. « Le prof, il veut qu’on compare le thème d’Electre dans Heuropide, Sophocle et Hetch. Hecht. »

« Eschyle ? »

« C’est celui-là, oui. De cinq à dix pages. À remettre le 10 novembre. Vous pouvez vous arranger ? »

« Je pense », lui dis-je en sortant mon stylo. « Il ne devrait pas y avoir de problème. » Surtout que j’ai dans mes archives un devoir de mon cru, récolte 1952, qui couvre exactement ce vieux thème d’humanités. « Mais il me faut quelques renseignements sur vous pour établir l’entête. L’orthographe exacte de votre nom, le nom du professeur, le numéro du cours… » Tandis que je note les coordonnées qu’il me donne, j’entrouvre mon esprit pour le petit coup de sonde habituel à l’intérieur du client, de manière à me faire une idée du ton à employer dans la dissertation. Serai-je capable d’imiter de façon convaincante le genre de style qu’un Yahya Lumumba est susceptible d’employer ? Ce sera une prouesse technique épuisante, si je suis obligé de rédiger tout dans le jargon noir à la mode, pittoresque et haut en couleur, se foutant de la gueule du prof blanc à chaque coin de ligne. Je pourrais le faire, je suppose. Mais est-ce bien ce que veut Lumumba ? Pensera-t-il que je suis en train de le singer si j’adopte le style à la coule en ayant l’air de me payer sa tête comme il pourrait se payer celle du prof ? Il faut que je sache à quoi m’en tenir. Je glisse mes tentacules dans sa tête laineuse, je les plonge dans la gelée grise invisible. Salut, grand homme noir. D’entrée de jeu, je reçois une version un peu plus immédiate et percutante de la personnalité globale qu’il projette constamment. La fierté noire exacerbée, la défiance envers l’inconnu au visage pâle, la conscience rengorgée de son grand corps athlétique. Mais ce ne sont là que des attitudes résiduelles, le mobilier standard de son esprit. Je n’ai pas encore atteint le niveau de la pensée immédiate. Je n’ai pas pénétré jusqu’au Lumumba essentiel, l’individu unique dont je dois revêtir le style. Je m’enfonce un peu plus. Ce faisant, je perçois un réchauffement distinct de la température psychique, un déferlement de chaleur comparable, peut-être, à ce que doit éprouver un mineur à huit mille mètres sous terre, en train de creuser son chemin vers les feux magmatiques du centre de la terre. Ce Yahya Lumumba, je le constate, est en continuelle ébullition intérieure, l’éclat de son âme tumultueuse m’avertit d’être prudent, mais je n’ai pas encore trouvé les renseignements que je cherche, et je continue d’avancer jusqu’à ce que, abruptement, la violence en fusion de son courant de conscience me heurte de plein fouet.

Sale petit con de juif qui me prend trois dollars et demi la page je déteste les grosses têtes comme lui le salaud je devrais lui faire rentrer ses dents de juif dans ses gencives de juif elle est bonne celle-là le fumier l’exploiteur il ne demande pas si cher à un juif j’en suis sûr prix spécial pour les nègres je devrais lui casser la gueule le ramasser le balancer dans un tas de merde et si j’écrivais moi-même ce putain de devoir il verrait mais je ne peux pas merde peux pas m’emmerder avec ça Heuropide Hetchile Sophocle qu’est-ce que j’y connais à toutes ces conneries j’ai d’autres trucs en tête le match avec les Rutgers je me porte en attaque passe-moi le ballon vieux con ça y est un panier pour Lumumba attendez les gars il a été gêné dans ses mouvements maintenant il va vers la ligne assuré confiant deux mètres zéro cinq détenteur de tous les records de score de Columbia fait rebondir la balle une fois deux fois, hop ! Lumumba grand champion les amis Heuropide Hetchile Sophocle qu’est-ce que putain j’en ai à foutre moi qu’est-ce qu’un Noir en a à foutre de ces putains d’enculés de vieux Grecs morts en quoi ils se rapportent à l’expérience des Noirs expérience expérience expérience pas pour moi mais pour les juifs merde comment peuvent-ils savoir quatre cents ans d’esclavage on a d’autres choses en tête qu’est-ce qu’ils peuvent savoir spécialement ce petit con qu’il faut que je paie vingt dollars pour faire une chose que je ne sais pas faire et qui a dit qu’il fallait à quoi ça sert tout ça à quoi à quoi à quoi.

Un véritable brasier ardent. La chaleur est insupportable. J’ai déjà été en contact avec des esprits intenses, beaucoup plus intenses même que celui-ci, mais j’étais plus jeune, plus fort, plus résistant. Je ne peux pas faire face à cette explosion volcanique. La force de son mépris pour moi est multipliée par la forme du mépris de soi que le fait d’avoir besoin de mes services lui fait éprouver. C’est un ouragan de haine que mon pauvre pouvoir affaibli ne peut affronter. Une sorte de dispositif automatique de sécurité s’enclenche pour me protéger du court-circuit. Mes récepteurs mentaux se ferment. L’expérience est nouvelle pour moi. Étrange, cette réaction de défense. C’est comme si mes membres tombaient, mes oreilles, mes testicules, tout ce qui fait saillie, ne laissant rien d’autre qu’un tronc lisse. Le flux s’estompe, l’esprit de Yahya Lumumba se retire et me devient inaccessible. Je me surprends en train d’inverser involontairement le processus de pénétration, jusqu’à ce que je ne perçoive plus que ses émanations superficielles, une sorte de halo de grisaille marquant simplement sa présence à côté de moi. Tout est devenu indistinct. Tout est devenu étouffé. Boum. Nous y revoilà. J’ai les oreilles qui bourdonnent. C’est un produit du silence, un silence soudain et lourd comme le tonnerre. Un nouveau stade dans la lente dégradation de mon pouvoir. Jamais je n’avais ainsi perdu prise sur un cerveau. Je lève les yeux, ébloui, mis en pièces. Les lèvres fines de Yahya Lumumba sont étroitement crispées ; il me regarde avec écœurement, sans pouvoir se douter de ce qui vient de se passer. Je lui dis d’une voix faible : « Il me faudrait dix dollars d’avance. Vous pourrez me payer le reste quand je vous remettrai le devoir. » Il me répond froidement qu’il n’a pas d’argent à me donner aujourd’hui. Il touchera sa prochaine allocation d’études au début du mois prochain. Il faudra que je lui fasse confiance, me dit-il. C’est à prendre ou à laisser. Je lui demande s’il n’a pas cinq dollars. « Pour marquer le coup. La confiance ne suffit pas. J’ai mes frais. » Il lance un regard fulgurant. Il se dresse de toute sa hauteur. Il paraît avoir trois mètres. Sans un mot, il sort un billet de cinq dollars de son portefeuille, le froisse avec mépris et le lance sur mes genoux. « Rendez-vous ici le 9 novembre au matin », lui dis-je tandis qu’il s’éloigne. Heuropide. Sophocle. Hetchyle. Je reste là assis, tremblant, vidé, écoutant le silence hurlant. Boum. Boum. Boum.

XII

Dans ses moments dostoïevskiens les plus flamboyants, David Selig se plaisait à penser à son don comme à une malédiction, un châtiment cruel de quelque inimaginable péché. Le signe de Caïn, peut-être. Il était certain que sa faculté spéciale lui avait causé un bon nombre d’ennuis, mais dans ses moments les plus lucides, il savait que parler de malédiction à son propos, c’était véritablement se laisser aller à un risible auto-apitoiement mélodramatique. Le pouvoir apportait l’extase. Sans le pouvoir, il n’était rien, rien qu’un pauvre schmendrick ; avec lui, il était un dieu. Est-ce là une malédiction ? Est-ce vraiment si terrible ? Quelque chose de drôle se passe quand un gamète rencontre un autre gamète, et que le destin se met à crier : Hé, Selig, sois un dieu, mon bébé ! Tu refuserais cela ? Sophocle, à l’âge de quatre-vingt-huit ans ou à peu près, exprima un grand soulagement à l’idée d’avoir franchi l’âge des passions physiques contraignantes. Je suis enfin libéré de l’emprise d’un maître tyrannique, dit le sage et heureux grand homme. Pouvons-nous supposer, dans ce cas, que Sophocle, si Zeus lui avait donné rétroactivement la possibilité de modifier le cours entier de sa vie, aurait opté pour l’impuissance à vie ? Ne te leurre pas, Duv : quel que soit le mal que t’a fait la télépathie, et elle t’a baisé, ça c’est sûr, jusqu’à l’os, tu n’aurais pas voulu t’en passer dix minutes. Parce que le pouvoir apporte l’extase.