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Le pouvoir apporte l’extase. Toute la foutue megillah résumée en quelques mots. Les mortels viennent au monde dans une vallée des larmes, et ils se distraient comme ils peuvent. Certains, à la recherche du plaisir, se tournent vers le sexe, la drogue ou la télévision. D’autres ont recours au cinoche, à l’ivresse, au rami, à la bourse, au tiercé, à la roulette, aux chaînes et au martinet à pointes de fer, aux éditions originales, aux croisières dans les Caraïbes, aux boîtes à tabac chinoises, à la poésie anglo-saxonne, aux vêtements de caoutchouc, aux matches de rugby professionnels et je ne sais quoi encore. Mais pas lui. Pas David Selig le maudit. Tout ce qu’il avait à faire, c’était de s’installer tranquillement n’importe où, les écoutes bien ouvertes, et de boire les pensées portées par la brise télépathique. Sans se fouler, il menait une centaine de vies par personnes interposées. Il accumulait dans son coffre à trésor les trophées de mille âmes dépouillées. L’extase. Mais bien sûr, tout ça c’était il y a longtemps.

Les meilleures années avaient été entre quatorze et vingt-cinq ans. Plus jeune, il était encore trop naïf, trop peu informé, pour tirer beaucoup de ce qu’il apprenait. Plus vieux, son amertume grandissante, son douloureux sentiment d’isolement l’empêchaient de jouir de son don. Mais entre quatorze et vingt-cinq ans ! Ah, les années dorées !

Tout était beaucoup plus vivace, alors. La vie ressemblait à un songe éveillé. Il n’y avait pas de murs dans l’univers où il évoluait ; il pouvait aller n’importe où et voir ce qu’il voulait. La saveur intense de l’existence. Baignée des riches fluides de la perception. Ce n’est que lorsqu’il dépassa quarante ans que Selig se rendit compte de tout ce qu’il avait perdu, au fil des années, en fait de mise au point précise et de profondeur de champ. Le pouvoir n’avait pas commencé à baisser de manière décelable avant qu’il eût largement dépassé la trentaine, mais il avait dû décliner peu à peu tout au long de sa phase de plénitude, de sorte que Selig ne se rendit pas compte des pertes cumulées. Le changement avait été radical, plutôt qualitatif que quantitatif. Même dans ses bons jours, maintenant, les impulsions qu’il recevait étaient loin d’égaler l’intensité de celles dont il se souvenait au cours de son adolescence. En cette lointaine époque, le pouvoir ne lui apportait pas seulement des morceaux de conversation subcrânienne et des bribes d’âmes éparpillées, comme maintenant, mais aussi un univers flamboyant de couleurs, textures, parfums, densités : le monde perçu à travers une infinité d’entrées sensorielles différentes, le monde capturé et projeté pour son plaisir sur l’écran sphérique irradiant de son esprit.

Par exemple : il est allongé, adossé à une meule de foin hérissée de piquants dans un paysage bruegélien du mois d’août, peu après midi. Nous sommes en 1950, et il est quelque part en suspens entre son quinzième et son seizième anniversaire. Quelques effets sonores, maestro s’il vous plaît : la Sixième de Beethoven, bouillonnant gentiment, douces flûtes et piccolos espiègles. Le soleil darde ses rayons dans un ciel sans nuages. Une petite brise agite les saules à l’orée du champ de blé. Les jeunes épis ondulent. Le ruisseau gazouille. Un étourneau décrit des cercles au-dessus de sa tête. Il entend le chant des criquets. Il entend le bourdonnement d’un moustique et le regarde calmement piquer sur son torse nu, glabre et luisant de transpiration. Ses pieds sont nus également : il ne porte qu’un blue-jean délavé, étroit. Le garçon de la ville, heureux à la campagne.

La ferme se trouve dans les Catskills, à vingt kilomètres au nord d’Ellenville. Elle appartient aux Schiele, une tribu de Teutons au teint basané, qui produisent des œufs et un assortiment de cultures maraîchères, et qui agrémentent un peu leurs ressources en louant chaque été un petit pavillon à une famille yiddish urbaine à la recherche d’une retraite rurale. Cette année, les locataires sont Sam et Annette Stein de Brooklyn, ainsi que leur fille Barbara. Les Stein ont invité leurs amis intimes, Paul et Martha Selig, à passer une semaine à la campagne avec leur fils David et leur fille Judith. (Sam Stein et Paul Selig ont à cœur le projet, destiné en dernier lieu à vider leur compte en banque et à détruire l’amitié qui unit les deux familles, de monter une association et de devenir grossistes en pièces détachées pour postes de télévision. Paul Selig a la spécialité de se lancer éternellement dans des aventures commerciales douteuses.) Aujourd’hui c’est le troisième jour de leur visite et cet après-midi, on ne sait pas pourquoi, David se retrouve tout seul à la ferme. Son père est parti faire une promenade pour toute la journée avec Sam Stein. Dans la solitude sereine des collines voisines, ils mettront au point les détails de leur grande affaire. Leurs épouses sont parties en voiture, accompagnées de la petite Judith âgée de cinq ans, pour explorer les magasins d’antiquités d’Ellenville. Personne ne reste là excepté les Schiele qui accomplissent, taciturnes, leurs interminables travaux agricoles, et Barbara Stein, âgée de seize ans, qui a été la camarade de classe de David depuis l’école primaire jusqu’au lycée. Bon gré mal gré, David et Barbara se retrouvent ensemble pour toute la journée. Il est évident que les Stein et les Selig nourrissent l’espoir muet qu’une romance fleurira chez leur progéniture. Il faut qu’ils soient naïfs. Barbara, brune et sensuelle, à la beauté honnête, à la peau satinée et aux jambes longues et fuselées, aux manières posées et sophistiquées, n’a que six mois de plus que David mais se trouve trois ou quatre ans en avance par rapport à lui sur le plan du développement social. Elle ne le déteste pas à proprement parler, mais elle le considère comme étrange, déroutant, repoussant même. Elle ne se doute pas de son pouvoir spécial – personne ne s’en doute, il y a scrupuleusement veillé – mais depuis sept ans qu’elle a l’occasion de l’observer de près, elle sait qu’il y a quelque chose de louche chez ce garçon. C’est une jeune fille conventionnelle, visiblement destinée à se marier jeune (avec un médecin, un avocat ou un assureur) et à avoir beaucoup d’enfants. Les chances sont minces pour qu’une aventure sentimentale germe entre une fille comme elle et un garçon à l’âme noire et tourmentée, comme David Selig. David ne l’ignore pas, et il n’est pas surpris quand Barbara s’éclipse au milieu de la matinée en lui disant : « Si quelqu’un me demande, dis-lui que je suis allée bouquiner dans les bois. » Elle porte sous son bras une anthologie poétique en livre de poche, mais David n’est pas dupe. Il sait qu’elle va rejoindre le jeune Hans Schiele, dix-neuf ans, chaque fois qu’elle en a l’occasion.

Voilà donc David laissé à lui-même. Mais peu importe. Il ne manque pas de ressources pour se distraire. Il commence par faire un tour dans la ferme et par contempler le poulailler et la moissonneuse-batteuse, puis il s’installe dans un coin tranquille au milieu des champs. C’est l’heure de faire un peu de cinéma mental. Paresseusement, il lance son filet. Le pouvoir enfle et s’étend, à la recherche d’émanations. Sur quoi va-t-il tomber ? Ah ! Un contact. Son esprit en maraude a capturé un autre esprit, bourdonnant, petit, intense. C’est celui d’une abeille. Les contacts de David ne se limitent pas aux humains. Bien sûr, il n’y a pas de messages verbaux, ni même conceptuels. Si l’abeille est capable de penser, ses pensées échappent à la détection de David. Mais il entre bien dans sa tête. Il éprouve l’intense sensation d’être une créature minuscule, une petite boule ailée et duveteuse. Comme l’univers d’une abeille est