Je n’avais jamais habité dans cet appartement. Des années durant, Paul et Martha avaient réussi à grand-peine à payer le loyer de trois chambres à coucher au-dessus de leurs moyens, pour la simple raison qu’il était devenu impossible à Judith et à moi de partager la même chambre une fois qu’elle avait franchi les limites de la petite enfance. Dès que je quittai la maison pour prendre une chambre près du campus, ils s’arrangèrent pour trouver quelque chose de plus petit et de meilleur marché. Leur chambre était à droite de l’entrée, et celle de Judith était à gauche dans le couloir après la cuisine. Dans le prolongement du couloir était le living-room, où mon père était assis, somnolent, feuilletant les pages du Times. Il ne lisait plus rien d’autre que le journal ces jours-ci bien que jadis son esprit eût été plus actif. Il émanait de lui une impression de lassitude mollasse. Il gagnait correctement sa vie pour la première fois de toute sa carrière, et était appelé à finir prospère, mais il était resté conditionné par la psychologie du pauvre : Pauvre Paul, tu es un pitoyable raté, tu méritais mieux que ça de la vie. Je regardai le journal à travers son esprit tandis qu’il tournait les pages. La veille, Alan Shepard avait accompli son vol suborbital historique, la première incursion dans l’espace d’un véhicule habité lancé par les États-Unis, UN AMÉRICAIN FAIT UN BOND DE 184 KM DANS L’ESPACE, proclamait le gros titre, AU COURS D’UN VOL DE 15 MINUTES, SHEPARD PREND LES COMMANDES DE LA CAPSULE ET OPÈRE UNE LIAISON RADIO. Je m’efforçai de faire un pas vers mon père. « Que penses-tu du voyage dans l’espace ? » lui demandai-je. « As-tu écouté la retransmission ? » Il haussa les épaules : « Qu’est-ce que ça peut me foutre ? C’est complètement cinglé. Un mishigos. Du gaspillage de temps et d’énergie pour tout le monde. » ELISABETH VA VOIR LE PAPE AU VATICAN. Le pape Jean. Gras comme un rabbin bien nourri, RENCONTRES PRÉVUES ENTRE JOHNSON ET LES RESPONSABLES EN ASIE SUR L’UTILISATION DES TROUPES US. Il parcourut rapidement le reste, sautant des pages, L’AIDE DE GOLDBERG DEMANDÉE POUR LES FUSÉES, KENNEDY RATIFIE LE PROJET DE LOI SUR LES SALAIRES MINIMA. Rien ne provoquait la moindre réaction en lui, pas même KENNEDY ÉTUDIE UN ALLÈGEMENT DE L’IMPÔT SUR LE REVENU. Il s’attarda un moment sur la page sportive. Petite lueur d’intérêt.
LE TERRAIN BOUEUX FAIT PARTIR CARRY BACK GRAND FAVORI POUR LE 87e DERBY DU KENTUCKY CET APRÈS-MIDI. LES YANKS AFFRONTERONT LES ANGELS DEVANT 21 000 PERSONNES DANS LE PREMIER D’UNE SÉRIE DE TROIS MATCHS SUR LA CÔTE OUEST. « Qui donnes-tu gagnant pour le Derby ? » lui demandai-je. Il secoua la tête : « Qu’est-ce que je connais aux chevaux ? » fit-il. Il était, réalisai-je, déjà mort, bien que son cœur fût appelé à battre pendant une autre décennie. Il avait cessé de réagir aux stimuli. Le monde l’avait vaincu.
Je l’abandonnai à sa rêverie et allai faire poliment la conversation avec ma mère. Le cercle de lecture de sa Hadassah commentait To Kill a Mockingbird jeudi prochain, et elle voulait savoir si je connaissais. Je ne connaissais pas. Comment est-ce que j’occupais mon temps ? Avais-je vu de beaux films ? L’Aventura, je répondis. Un film français ? dit-elle. Non, italien. Elle voulait que je lui raconte l’intrigue. Elle m’écouta patiemment, l’air désorienté, sans rien suivre. « Avec qui sors-tu ? » me demanda-t-elle. « Fréquentes-tu de belles filles ? » Mon fils le célibataire. Déjà vingt-six ans, et pas encore fiancé. Je détournai la question ennuyeuse avec une patiente adresse née d’une longue expérience. Désolé, Martha. Je ne te donnerai pas les petits-enfants que tu espères. Il faudra t’adresser à Judith pour cela. Tu n’auras pas à attendre longtemps.
« Il faut que je prépare le poulet maintenant », dit-elle en s’éclipsant. Je restai assis à côté de mon père pendant quelques instants, jusqu’à ce que je ne puisse plus le supporter, et je me dirigeai vers les chiottes, au fond du couloir à côté de la chambre de Judith. Sa porte était entrebâillée. Je passai la tête. Stores tirés, lumières éteintes, mais je lançai une sonde rapide dans son esprit et vis qu’elle était éveillée et sur le point de se lever. Allons, fais un geste, Duv, sois aimable. Il ne t’en coûtera pas un sou. Je frappai quelques coups légers. « Salut, c’est moi », dis-je. « Je peux entrer ? »
Elle était assise sur son lit, vêtue d’un peignoir de bain blanc sur un pyjama bleu foncé. Elle s’étirait en bâillant. Son visage, d’habitude si tendu, était gonflé par trop de sommeil. Machinalement, je pénétrai dans son esprit, et j’y trouvai aussitôt quelque chose de nouveau et de surprenant. Les débuts érotiques de ma sœur. La nuit dernière. Tout y était : la mêlée confuse dans la voiture garée, la montée du plaisir, la conscience soudaine que ce ne serait pas une simple partie de pelotage, le slip qui glisse, les changements de position maladroits, la lutte avec le préservatif, le moment d’ultime hésitation cédant la place à un abandon total, les doigts nerveux et malhabiles provoquant la lubrification de la fente inexplorée, le début de pénétration prudent, maladroit, la poussée profonde, la surprise de découvrir que le processus s’accomplit sans douleur, le va-et-vient de piston corps contre corps, l’explosion rapide du garçon, la redescente finale, la culpabilité, la confusion, la déception, l’insatisfaction de Judith. Le retour à la maison, silencieux, la honte sur le visage. Dans la maison, sur la pointe des pieds, elle dit bonsoir d’une voix rauque aux parents vigilants qui ne dorment pas encore. Elle se douche avant de se coucher. Nettoyage et examen de la vulve déflorée et légèrement gonflée. Sommeil difficile, fréquemment coupé. Long intervalle d’insomnie, où les événements de la soirée sont analysés : elle est heureuse et soulagée d’être devenue femme, mais elle est également effrayée. Réticente à l’idée de se lever le lendemain matin et d’affronter le monde, particulièrement d’affronter Paul et Martha Selig. Ton secret n’est pas un secret pour moi, chère Judith.
« Comment vas-tu ? » lui dis-je.
Affectant une désinvolture peu convaincante, elle répond : « Pas très fort. Je me suis couchée tard. Qu’est-ce qui t’amène ici ? »
« Je viens voir un peu la famille. »
« Contente de t’avoir vu. »
« Ce n’est pas très gentil, ça, Jude. Je te fais tellement horreur ? »
« Pourquoi viens-tu m’embêter, Duv ? »
« Je te l’ai dit, j’essaie de me montrer sociable. Tu es la seule sœur que j’aie, la seule que je n’aurai jamais. J’ai eu l’idée de passer la tête pour te dire un petit bonjour. »
« C’est fait. Et alors ? »
« Tu pourrais me dire ce que tu es devenue depuis la dernière fois que nous nous sommes vus. »
« Ça t’intéresse ? »
« Si ça ne m’intéressait pas, est-ce que je te le demanderais ? »
« Je n’en sais rien », dit-elle. « Tu te fiches complètement de tout ce que je peux faire. Tu te fiches de tout sauf de ce qui arrive à David Selig. Pourquoi prétendre le contraire ? Inutile de feindre de t’intéresser à moi. Ce n’est pas naturel, venant de toi. »