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« Hé, attends une seconde ! » Ne nous disputons pas si vite, sœurette. « Qu’est-ce qui peut te faire croire que… »

« Tu te mets à penser à moi du jour au lendemain ? Je suis juste un meuble pour toi. Ta petite pisseuse de sœur. Une emmerdeuse. Es-tu jamais venu me parler ? De n’importe quoi ? Sais-tu seulement le nom de l’école où je vais ? Je suis une étrangère pour toi. »

« Ce n’est pas vrai. »

« Qu’est-ce que tu sais donc de moi ? »

« Des tas de choses. »

« Par exemple ? »

« Laisse tomber, Jude. »

« Donne-moi un exemple. Un seul. Quelque chose que tu sais sur moi. Un exemple… »

« Un exemple. D’accord. Le voilà. Je sais que tu t’es fait sauter hier. »

Nous fûmes tous les deux stupéfaits de ce que je venais de dire. Je gardai un silence atterré, incapable de croire que mes lèvres venaient de prononcer ces paroles. Judith avait sursauté, comme si elle avait reçu une décharge électrique. Elle s’était raidie, et ses yeux lançaient des flammes d’ahurissement. Je ne sais combien de temps nous restâmes ainsi figés, incapables de parler.

« Répète », dit-elle enfin. « Qu’est-ce que tu viens de dire, Duv ? »

« Tu as entendu. »

« J’ai entendu, mais j’ai peur d’avoir rêvé. Répète-le. »

« Non. »

« Pourquoi pas ? »

« Fiche-moi la paix, Jude. »

« Qui te l’a dit ? »

« Je t’en prie, Jude. »

« Dis-moi qui te l’a dit ! »

« Personne », murmurai-je.

Son sourire était terrifiant de triomphe. « Tu veux que je te dise ? Je te crois. Honnêtement, je te crois. Personne ne te l’a dit. Tu as puisé ça dans ma tête, hein ? Dis-moi que je ne me trompe pas, Duv. »

« Je n’aurais jamais dû mettre les pieds ici. »

« Avoue-le. Pourquoi ne veux-tu pas l’avouer ? Tu lis dans la pensée des gens, Duv. Tu es un phénomène de cirque. Je le soupçonnais depuis longtemps. Toutes ces petites intuitions que tu as tout le temps, et qui se révèlent toujours vraies ; la manière embarrassée que tu as de détourner l’attention quand tu ne t’es pas trompé. Question de chance, de hasard. De hasard, tu parles ! Je m’en doutais bien. Je me disais : il lit dans mes pensées, ce con. Mais je me reprochais d’être folle. C’était impossible, il n’existe pas de gens comme ça. Eh bien, je me trompais, hein ? Tu ne devines pas les choses, tu les regardes. Personne ne peut rien te cacher. Tu lis dans les esprits comme dans un livre ouvert. C’est bien ça ? Tu nous espionnes. »

J’entendis un bruit derrière moi. Je sursautai, effrayé, mais ce n’était que Martha qui passait la tête à la porte. Vague sourire absent. « Bonjour, Judith. Il était temps que tu te réveilles ! Vous bavardez bien gentiment, les enfants ? Je suis si heureuse de vous voir ainsi tous les deux. N’oublie pas de prendre ton petit déjeuner, Judith. » Et elle disparut aussi silencieusement qu’elle était venue.

Judith reprit d’un ton glacial : « Pourquoi ne lui dis-tu pas tout ? Raconte-lui avec qui j’étais la nuit dernière, ce que j’ai fait, quelle impression cela m’a fait… »

« Ça suffit, Jude. »

« Tu n’as pas répondu à mon autre question. Tu as réellement ce pouvoir étrange, hein ? Hein ? Réponds-moi ! »

« Oui. »

« Et tu as passé toute ta vie à épier les gens sans qu’ils le sachent. »

« Oui. Oui. »

« Je le savais. Je ne pouvais pas y croire, mais je le savais depuis tout le temps. Et ça explique beaucoup de choses. Pourquoi je me sentais si misérable quand j’étais petite et que tu rôdais autour de moi. Pourquoi j’avais l’impression que tout ce que je faisais allait être commenté dans les journaux du lendemain. Je n’ai jamais connu d’intimité, même enfermée dans les toilettes. Jamais je ne me suis sentie seule avec moi. » Elle frissonna. « Je souhaite de tout mon cœur ne plus jamais te revoir, Duv. Maintenant que je sais ce que tu es en réalité, je regrette de t’avoir jamais connu. Je t’avertis que si je te surprends encore à venir fouiller dans ma tête, je te coupe les couilles. Tu m’entends ? Je te coupe les couilles. Et maintenant, fiche-moi le camp d’ici, que je m’habille. »

Je sortis en chancelant. J’allai jusqu’à la salle de bains, où je m’appuyai au bord glacé du lavabo, et je me penchai vers la glace pour étudier mon visage congestionné, bouleversé. J’avais l’air complètement hébété, mes traits étaient aussi tirés que si j’avais quarante de fièvre. Je sais que tu t’es fait sauter hier. Pourquoi lui avais-je dit ça ? Un accident ? Les mots m’avaient échappé parce qu’elle m’avait poussé à bout ? Mais jamais je n’avais perdu toute prudence au point de laisser échapper une telle révélation. Il n’y a pas d’accidents, disait Freud. Votre langue ne fourche jamais. Tout ce que vous dites est délibéré, à un niveau ou à un autre. J’avais dû dire ce que j’avais dit à Judith parce que, inconsciemment, je voulais qu’elle sache enfin la vérité sur moi. Mais pourquoi ? Et pourquoi elle ? J’avais déjà révélé mon secret à Nyquist, certes. Mais il n’y avait aucun risque, ce n’était pas pareil. Et jamais je ne l’avais avoué à personne d’autre. Cela m’avait coûté des efforts considérables pour le dissimuler. N’est-ce pas, Miss Mueller ? Et maintenant, j’avais tout dit à Judith. Je lui avais donné une arme avec laquelle elle pouvait me détruire, si elle voulait.

Je lui avais mis une arme entre les mains. Le plus étrange, c’est qu’elle n’a jamais choisi de s’en servir.

XVI

Nyquist avait dit : « Le véritable ennui avec toi, Selig, c’est que tu es un homme profondément religieux qui se trouve ne pas croire en Dieu. » Nyquist était tout le temps en train de dire des choses comme ça, et David ne savait jamais s’il était sérieux ou s’il s’amusait à jongler avec les mots. Quelle que fût la manière dont il pénétrait son âme, il n’y avait jamais rien de certain. Nyquist était trop fuyant, trop ambigu.

Prudemment, Selig s’abstint de toute réponse. Il se tenait devant la fenêtre, le dos vers Nyquist. Il tombait de la neige. Les rues étroites en étaient gorgées, et même les engins municipaux ne pouvaient se frayer un chemin. Une étrange sérénité régnait dans l’air. Les flocons tournoyaient en rafales. Les voitures en stationnement disparaissaient sous le manteau de neige. Quelques gardiens d’immeubles environnants étaient sortis courageusement, la pelle à la main. Cela faisait trois jours que la neige tombait presque sans discontinuer. Le mauvais temps était général sur le Nord-est. La neige recouvrait les métropoles crasseuses, les faubourgs arides, elle tombait doucement sur les Appalaches et, plus à l’est, sur les flots sombres et déchaînés de l’Atlantique. Plus rien ne bougeait à New York. Tout était fermé : administrations, écoles, salles de concerts et cinémas. Les chemins de fer ne fonctionnaient plus et les autoroutes étaient bloquées. Aucun avion ne décollait des aéroports. Les matchs de basket étaient annulés à Madison Square Garden. Ne pouvant aller travailler, Selig avait laissé passer la plus grande partie de la tempête en restant chez Nyquist, dont il commençait à trouver à la longue la compagnie étouffante et oppressante. Ce qui un peu plus tôt lui avait semblé être charmant et amusant chez son ami était devenu à présent corrosif et douteux. L’assurance débonnaire qu’il affichait avait des allures de suffisance. Ses incursions répétées dans l’esprit de Selig n’étaient plus des gestes d’amitié bonne enfant, mais des actes d’agression consciente. Son habitude de répéter tout haut ce que pensait Selig était de plus en plus irritante, et il n’y avait pas de moyen de la lui faire passer. Voilà qu’il récidivait en ce moment même, tirant une citation de la tête de Selig et déclamant d’un ton à moitié railleur : « C’est joli. Son âme défaillait lentement tandis qu’il entendait la neige tomber doucement à travers l’univers et doucement choir, comme la tombée de leur dernière fin, sur tous les vivants et les morts. J’aime bien ça. Qu’est-ce que c’est, David ? »