« James Joyce », dit Selig, morose. « “Les morts”, tiré des Gens de Dublin. Je t’avais demandé hier de ne plus faire ça. »
« J’envie l’étendue et la profondeur de ta culture. J’aime t’emprunter des citations originales. »
« Comme tu voudras. Mais est-ce que tu es obligé de me les faire entendre ? »
Nyquist écarta les bras dans un geste contrit tandis que Selig s’éloignait de la fenêtre. « Je suis navré. J’oubliais que tu n’aimais pas ça. »
« Tu n’oublies jamais rien, Tom. Tu ne fais jamais rien accidentellement. »
Puis, se sentant coupable de son accès d’humeur : « Bon Dieu ! J’en ai marre de cette neige ! »
« Elle tombe partout », fit Nyquist. « Elle ne s’arrêtera jamais. Qu’est-ce qu’on va faire aujourd’hui ? »
« La même chose qu’hier et qu’avant-hier, je suppose. Regarder les flocons tomber, écouter des disques et se soûler la gueule. »
« Si on baisait ? »
« Tu n’es pas tellement mon type », fit Selig.
Nyquist lui lança un sourire éteint. « Très spirituel. Je songeais à trouver deux jeunes dames bloquées quelque part dans l’immeuble et à les inviter pour une petite partie. Tu ne crois pas qu’on trouverait facilement deux filles disponibles dans ce bâtiment ? »
« On pourrait essayer, j’imagine », dit Selig, en haussant les épaules. « Il ne reste plus de bourbon ? »
« Je vais en chercher », dit Nyquist.
Il ramena une bouteille. Il se déplaçait avec une lenteur curieuse, comme quelqu’un qui évoluerait dans une atmosphère hostile de mercure ou d’un autre fluide trop dense. Selig ne l’avait jamais vu se presser. Il était massif sans être gros, il avait les épaules larges et le cou trapu, la tête carrée et les cheveux couleur de paille coupés très courts. Son nez était aplati et ses narines écartées. Il arborait en permanence un sourire innocent et bon enfant. L’Aryen personnifié : il était Scandinave, suédois peut-être. Elevé en Finlande, il avait été transplanté aux États-Unis à l’âge de dix ans. Il lui restait quelques traces à peine perceptibles d’un accent. Il disait avoir vingt-huit ans, mais paraissait plus vieux que ça aux yeux de Selig, qui venait d’entrer dans sa vingt-troisième année. C’était en février 1958, à une époque où Selig avait encore l’illusion qu’il allait réussir à s’insérer dans le monde des adultes. Eisenhower était président, les cours de la bourse s’en étaient allés à vau-l’eau, la crise émotionnelle post-Spoutnik était dans tous les esprits bien que le premier satellite spatial américain eût été placé sur orbite, et la dernière mode féminine était la robe-sac. Selig vivait à Brooklyn Heights dans Pierrepont Street, et faisait la navette plusieurs jours par semaine avec le bureau de Manhattan d’une maison d’éditions pour laquelle il faisait des corrections de manuscrits à raison de trois dollars l’heure. Nyquist habitait dans le même immeuble, quatre étages plus haut.
C’était la seule autre personne que Selig connût qui possédait le pouvoir. Et pas seulement cela, sa possession ne le handicapait en rien. Il l’utilisait aussi simplement qu’il utilisait ses yeux, ou ses jambes, pour son bénéfice personnel, sans excuses et sans remords. Peut-être était-ce la personne la moins névrosée que Selig eût jamais connue. De profession, c’était un prédateur. Il pillait l’esprit des autres pour assurer sa subsistance. Mais comme n’importe quel fauve de la jungle, il n’attaquait que lorsqu’il avait faim, jamais pour le plaisir d’attaquer. Il prenait ce dont il avait besoin, sans jamais se poser de questions sur la providence qui l’avait superbement équipé pour ses rapines ; et cependant, il ne prenait jamais plus que ce qu’il lui fallait, et il lui fallait peu de chose. Il n’avait pas de métier, et apparemment n’en avait jamais eu. Chaque fois qu’il voulait de l’argent, il prenait le subway jusqu’à Wall Street, déambulait au fond des obscurs défilés du quartier financier et fouillait sans vergogne l’esprit des spécialistes cloîtrés dans les salles de réunion des conseils d’administration en haut des gratte-ciel. N’importe quel jour, il y avait toujours quelque chose d’important en préparation, qui aurait un impact plus ou moins grand sur le marché. Une fusion, un fractionnement d’actions, la découverte d’un filon, une déclaration de bilan favorable. Nyquist n’avait aucune difficulté à apprendre les détails essentiels. Il vendait ensuite ces informations pour un prix confortable mais raisonnable à une douzaine ou une quinzaine d’investisseurs privés qui s’étaient convaincus de la manière la plus heureuse possible que Nyquist était un tuyauteur de toute confiance. Bien des fuites inexplicables sur lesquelles des fortunes rapides s’étaient constituées lors de la hausse du marché dans les années 50 avaient eu Nyquist pour origine. Il gagnait confortablement sa vie de cette manière, suffisamment pour lui permettre de maintenir un style agréable. Son appartement était petit et bien meublé : sièges de Naugahyde, lampes de Tiffany, papiers peints de Picasso. La cave était fournie, et une chaîne haute-fidélité sans reproche émettait en permanence un flot de Monteverdi, Palestrina, Bartok et Stravinski. Il menait une vie aisée de célibataire, sortait souvent, faisait la tournée de ses restaurants favoris, tous exotiques et spécialisés : japonais, pakistanais, syrien, grec. Le cercle de ses amis était limité mais fort distingué : des peintres, des écrivains, des musiciens et des poètes surtout. Il couchait avec beaucoup de femmes, mais Selig l’avait rarement vu deux fois avec la même.
Comme Selig, Nyquist recevait mais ne pouvait émettre. Il était cependant capable de dire si son esprit était sondé. C’est ainsi qu’ils s’étaient connus. Selig, nouveau venu dans l’immeuble, s’était livré à son occupation favorite, laisser librement errer sa conscience d’étage en étage histoire de faire connaissance avec ses voisins. Explorant une tête après l’autre, sans rien trouver de bien intéressant, puis soudain :
DITES-MOI OÙ VOUS ÊTES.
Un chapelet cristallin de mots scintillant à la périphérie d’un esprit ferme et sûr de soi. La phrase avait été transmise avec la limpidité d’un message explicite. Pourtant, Selig se rendit compte qu’aucune transmission active n’avait réellement eu lieu. Il avait seulement trouvé les mots qui l’attendaient là, passivement. Il répondit sans réfléchir :
35, PIERREPONT STREET.
NON, ÇA JE LE SAIS. OÙ ÊTES-VOUS DANS CET IMMEUBLE ?
QUATRIÈME ÉTAGE.
JE SUIS AU HUITIÈME. COMMENT VOUS APPELEZ-VOUS ?
SELIG.
NYQUIST.
Le contact mental donnait une impression d’intimité frappante. C’était presque quelque chose de sexuel, comme s’il se frayait un chemin dans un corps et non dans un esprit. Il était décontenancé par les résonances masculines de l’âme où il était entré, et il avait le sentiment qu’une telle union avec un autre homme était quelque chose d’indécent. Mais il ne se retira pas. Le rapide échange verbal à travers un gouffre d’obscurité était une expérience délicieuse, trop intéressante pour être rejetée. Selig eut l’illusion momentanée que son pouvoir s’était accru, qu’il avait appris à émettre aussi bien qu’à puiser dans le contenu des autres esprits. Mais il n’ignorait pas que ce n’était qu’une illusion. Il n’émettait rien du tout, et Nyquist non plus. Ils ne faisaient que puiser les informations chacun dans l’esprit de l’autre. Chacun imprimait des phrases dans sa tête pour que l’autre les trouve, et ce n’était pas tout à fait la même chose, d’un point de vue dynamique, que s’ils s’étaient transmis réciproquement des messages. La distinction était subtile et peut-être sans objet, cependant. La juxtaposition des deux récepteurs grands ouverts constituait un circuit émetteur-récepteur aussi sûr et efficace que le téléphone. L’union de deux esprits entiers, sans restriction aucune. Précautionneusement, un peu gêné, Selig lança un tentacule vers les couches profondes de la conscience de Nyquist, à la recherche de l’homme en même temps que du message. De son côté, il sentait un trouble vague au plus profond de son esprit, ce qui indiquait probablement que Nyquist faisait la même chose avec lui. Pendant de longues minutes, ils s’explorèrent tels deux amants entrelacés dans les premières caresses. Il n’y avait rien de particulièrement affectueux dans le contact de Nyquist, qui était glacé et impersonnel. Pourtant, Selig frissonnait. Il avait l’impression de se trouver au bord d’un abîme. À la fin, il se retira délicatement, et Nyquist fit de même. Puis ce dernier suggéra :