MONTEZ. JE VOUS ATTENDS À LA PORTE DE L’ASCENSEUR.
Il était plus costaud que Selig ne l’avait imaginé. Il aurait fait un bon arrière dans une équipe de rugby. Ses yeux bleus avaient un regard sans aménité, et son sourire était purement formel. Il était distant sans être vraiment froid. Ils entrèrent dans son appartement : lumière tamisée, musique inconnue, atmosphère d’élégance non ostentatoire. Nyquist lui offrit un verre et ils discutèrent, en évitant respectivement de lire leurs pensées. Ce fut une rencontre sans effusions, sans larmes de joie à l’idée d’être enfin réunis. Nyquist se montra affable, accessible, heureux d’avoir trouvé Selig mais pas délirant d’excitation à l’idée de s’être découvert un cousin phénomène. Sans doute parce que ce n’était pas la première fois que l’aventure lui arrivait.
« Il y en a d’autres », dit-il. « Tu es le cinquième que j’ai rencontré depuis mon arrivée aux États-Unis. Voyons : un à Chicago, un à San Francisco, un à Miami, un à Minneapolis. Avec toi, ça fait cinq. Il y avait deux femmes et trois hommes. »
« As-tu gardé le contact avec eux ? »
« Non. »
« Que s’est-il passé ? »
« Nous nous sommes perdus de vue », dit Nyquist. « Qu’est-ce que tu voudrais ? Qu’on forme un clan ? Écoute, on bavardait, on jouait à des jeux avec nos esprits, on apprenait à se connaître, et au bout d’un moment on finissait par s’ennuyer. Je crois qu’il y en a deux qui sont morts. Ça m’est égal d’être isolé du reste de mes semblables. Je n’aime pas penser que je fais partie d’une tribu. »
« Je n’en avais jamais rencontré d’autres », dit Selig. « Jusqu’à aujourd’hui. »
« C’est sans importance. La seule chose qui compte, c’est de vivre ta vie. Quel âge avais-tu quand tu t’es aperçu que tu pouvais faire ça ? »
« Je ne sais pas. Cinq ou six ans, peut-être. Et toi ? »
« Je n’ai compris que je possédais quelque chose de spécial que quand j’ai eu onze ans. Je croyais que tout le monde pouvait faire la même chose. Ce n’est que quand je suis arrivé en Amérique et que j’ai entendu les gens penser dans une langue étrangère que je me suis rendu compte que j’avais un talent qui sortait de l’ordinaire. »
« Quel genre de travail fais-tu ? »
« Le moins possible », répondit Nyquist. Il découvrit ses dents dans un sourire et plongea brusquement dans l’esprit de Selig. Cela paraissait être une espèce d’invitation. Selig accepta le défi et lança ses propres tentacules. Visitant la conscience de l’autre, il eut rapidement la vision de ses incursions à Wall Street. Il vit l’existence rythmée, équilibrée, sans problèmes de Nyquist. Il fut abasourdi par son calme froid, son impassibilité, sa clarté d’esprit. Comme son âme était limpide ! Comme la vie l’avait laissé pur ! Où étaient ses angoisses ? Où se cachaient sa solitude, ses craintes, son insécurité ? Nyquist, se retirant de lui, lui demanda : « Pourquoi t’apitoies-tu tellement sur toi-même ? »
« Tu crois ? »
« Il n’y a que ça dans ta tête. Quel est ton problème, Selig ? J’ai regardé dans ton esprit, et je ne vois pas le problème, seulement ses effets. »
« Mon problème, c’est que je me sens isolé des autres êtres humains. »
« Isolé ? Toi ? Tu peux entrer directement dans la tête des gens. Tu peux faire quelque chose que 99,999 pour cent de la race humaine ne peut pas faire. Ils doivent se débrouiller avec des mots, des approximations, des signaux de sémaphore, alors que toi tu plonges directement au cœur de la signification des choses. Et tu prétends être isolé ? »
« Les informations que je récolte sont inutiles », dit Selig. « Je ne peux rien faire avec. Ce serait aussi bien si je ne les avais pas. »
« Pour quelle raison ? »
« Parce que c’est du voyeurisme. Je les espionne. »
« Et tu te sens coupable à cause de ça ? »
« Pas toi ? »
« Je n’ai jamais demandé à recevoir ce don », fit Nyquist. « Mais il se trouve que je l’ai. Puisque je l’ai, je m’en sers. J’aime la vie que je mène. Je m’aime bien. Pourquoi ne t’aimes-tu pas, Selig ? »
« Je te le demande. »
Mais Nyquist n’avait rien à lui répondre, et quand Selig eut fini son verre, il redescendit chez lui. Son appartement lui sembla si étrange, quand il s’y retrouva, qu’il passa plusieurs minutes à passer en revue plusieurs objets familiers : la photographie de ses parents, sa petite collection de lettres d’amour d’adolescent, le jouet de plastique que le psychiatre lui avait offert des années plus tôt. La présence de Nyquist continuait à résonner dans son esprit – un résidu de sa visite, rien de plus, car il était certain que Nyquist n’était pas en train de le sonder. Il se sentait si ébranlé par cette rencontre, si agressé dans son intimité, qu’il prit la résolution de ne plus jamais le revoir, et de déménager, en fait, le plus tôt possible pour aller habiter Manhattan, Philadelphie, Los Angeles, n’importe où pourvu qu’il soit hors de portée de Nyquist. Toute sa vie, il avait souhaité ardemment rencontrer quelqu’un qui partageât son pouvoir, et maintenant que c’était arrivé, il se sentait menacé. Nyquist avait une telle prise sur son existence que c’en était terrifiant. Il va m’humilier, se disait Selig. Il va me dévorer. Mais ce moment de panique passa. Deux jours plus tard, Nyquist vint le voir pour l’inviter à aller dîner quelque part. Ils mangèrent dans un restaurant mexicain du quartier, et s’imbibèrent de Carta Blanca. David avait toujours l’impression que Nyquist s’amusait avec lui, le tenait à bout de bras pour mieux le taquiner ; mais c’était fait de manière si amicale qu’il ne pouvait en concevoir du ressentiment. Le charme de Nyquist était irrésistible, et sa force était digne d’être prise comme modèle de conduite. Nyquist était comme un frère aîné qui l’avait précédé dans la même vallée de traumatismes et en était ressorti sain et sauf depuis longtemps ; à présent, il essayait de convaincre Selig d’accepter les termes de sa condition. La condition surhumaine, comme il l’appelait.